Le médecin québécois mal diagnostiqué

Quatre médecins occupent, comme on le sait, les plus influents postes du gouvernement. Premier ministre, ministre de la Santé, ministre de l’Éducation et secrétaire général du Québec. Depuis l’élection de ces derniers, il semble que, dans l’imaginaire collectif, on soit passé de la domination des médecins sur le monde de la santé à une nouvelle domination des médecins sur le monde de la politique québécoise.Résultat, jamais au Québec, selon ma courte mémoire, nous n’avons vu autant d’attaques, et même de haine, envers les médecins. Préjugés, erreurs ou omissions factuelles, comparaisons fallacieuses, mauvaise foi, nous y avons amèrement goûté dans les journaux et sur toutes les tribunes. Plusieurs en ont profité pour enfoncer le clou avec le marteau de leurs intérêts, comme l’AQESSS et la FIQ (Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec). Les ministres ont jeté de l’huile sur le feu avec leurs scandales pécuniaires personnels d’une part, et en accusant les médecins d’être « improductifs » d’autre part. Ceux qui nous ont accusés d’être avides d’argent et de pouvoir, allant jusqu’à nous comparer à une caste de privilégiés, voire à une mafia, se soulageaient la conscience en concluant leurs discours par la nuance suivante : « Il y a parmi les médecins des exceptions. » Dans l’imaginaire collectif québécois, le médecin consciencieux est devenu l’exception.Pourtant, en tant qu’initié de notre « secte », j’ai l’impression que le médecin dévoué demeure la règle. Je vois des médecins travailler comme des fous, d’autres jusqu’à s’en rendre fous. À cette époque du relativisme absolu toutefois, tout se vaut. Nous ne pouvons plus parler de mérite. Quels que soient notre travail, notre spécialisation, le risque du métier, l’ampleur de nos responsabilités, la croissance de nos dépenses professionnelles et la vacuité de nos avantages sociaux, nous demeurons socialement « coupables » de nos revenus plus élevés. Cette prime à notre rareté devant la demande infinie, reçue pourtant en échange de nos services effectivement rendus à des individus qui nous ont consultés, nous confère, aux yeux du public, une responsabilité supplémentaire envers ceux à qui nous n’avons pas pu rendre de services. Nous n’y pouvons sans doute rien.Un ami pharmacien m’a demandé un jour pourquoi la productivité des médecins ne s’était pas accrue avec les augmentations salariales. Je lui ai répondu que la productivité, définie comme le nombre de patients servis avec qualité dans une période de temps donnée, est surtout fonction de la capacité d’un médecin et non de son salaire, plutôt facteur de distorsion. Outre la manière de gérer ses rendez-vous, de s’organiser et de mener sa consultation médicale, outre la complexité des patients qui le consultent, deux facteurs influent sur la capacité d’un médecin : premièrement, le nombre d’heures travaillées, deuxièmement, le soutien professionnel et logistique qui lui sert de catalyseur.Le premier élément se passe d’explications. Le second est la pierre angulaire de la productivité qui fait défaut aux médecins du régime public québécois. Comment un médecin peut-il être plus productif quand il doit rédiger la multitude de rapports qu’on exige de lui, envoyer des fax et des photocopies en l’absence de secrétaire, faire d’incessants allers-retours aux archives, identifier manuellement des tas de formulaires et des prélèvements, faire des appels téléphoniques répétés en se butant à des systèmes de messagerie vocale, recenser des listes de médicaments, passer en revue des piles de résultats normaux, faire habiller et déshabiller des patients, les peser, mesurer leurs signes vitaux, attendre le lent réchauffement d’un ordinateur paranoïaque qui se met en veille toutes les 10 minutes en exigeant une panoplie de mots de passe, préparer son matériel d’intervention, puis nettoyer la salle ?Ces tâches, que l’on accomplissait auparavant avec l’aide de secrétaires, d’infirmières, d’auxiliaires, de préposés et de commis, sont de plus en plus le coûteux fardeau des médecins; c’est le cas du moins dans les CSSS. D’une part, certains de ces employés se sont perçus comme étant au service de maîtres – parfois avec raison – dont il fallait s’affranchir pour travailler de manière indépendante ou sous la nouvelle gouverne de gestionnaires de « programmes » (et non de patients), sous l’égide de règles syndicales souvent aberrantes et, malheureusement, non plus coordonnées avec le travail des médecins au bénéfice des patients.D’autre part, plusieurs ont vu leur poste aboli ou confié à du personnel d’agences, instable, faisant les frais du jeu de la chaise musicale auquel s’adonnent ces mêmes gestionnaires de programmes pour qui investir dans l’efficience des médecins n’est pas le premier souci, puisque ces derniers ne sont pas rémunérés par eux. La productivité et l’accessibilité pâtissent de cette incoordination.J’ai entendu dire quelque part que le crédit diminue avec les honneurs. Or, notre rémunération relativement élevée est en quelque sorte un honneur, une reconnaissance. Notre crédit auprès du public en souffre en conséquence. Nous pouvons néanmoins comprendre l’âcreté du public et d’autres professionnels de la santé devant le pourcentage impondéré de certaines de nos augmentations salariales, quand les autres parties prenantes de la tarte budgétaire ont droit à des proportions moindres et quand la faucheuse ministérielle s’abat sur les établissements pour qu’ils estropient leurs ressources, dont celles venant traditionnellement en soutien aux médecins : infirmières, auxiliaires et secrétaires.Souhaitons qu’on cesse de nous considérer comme des avares incapables de se gérer, comme des maîtres dominants ou des politiciens magouilleurs, souhaitons que nous devenions au contraire les champions du professionnalisme, de la collaboration et du partenariat face à ceux et celles qui veulent faire cavaliers seuls. Non seulement pour le bénéfice partagé des médecins et des autres travailleurs de la santé, mais surtout pour le service des patients, du plus grand nombre d’entre eux.

Le médecin québécois mal diagnostiqué

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Vincent Demers