Dépistage tous azimuts, acharnement préventif - La dérive de la médecine des 20 dernières années

Plusieurs médecins que je rencontre déplorent l’absence, au Québec, d’une réflexion libre sur les enjeux de santé et la médecine. Libre, au sens d’affranchie des interférences commerciale, corporatiste, syndicale, politique, académique, ou de la pression conformiste des pairs. Libre aussi de poser sur la profession médicale un regard évolutif et critique, loin des intérêts immédiats.D’ailleurs, peut-on encore parler de médecine sans qu’on ait quelque chose à vendre ?Préoccupé par la question, un de nos collaborateurs, le Dr Pierre Biron, nous a aiguillés vers le philosophe Jacques Dufresne1. L’homme se penche depuis 40 ans sur les enjeux de santé. Il partage ici, pour L’actualité médicale, sa vision des choses.DéresponsabilisationLa parution du livre La Némésis médicale2 marque une prise de conscience majeure. On commence alors à évoquer les maladies iatrogènes, engendrées par le traitement médical. Le mot « médicalisation » apparaît, de pair avec la « déresponsabilisation » de la personne face à sa propre santé. Le paternalisme médical triomphe, conforté par l’essor de la technologie. Le marketing infiltre la médecine, du préclinique à la pratique, en passant par la formation continue. Le jugement clinique s’en trouve appauvri, avec, en parallèle, un éloignement progressif du patient, le déclin de l’auscultation directe et la primauté des tests. Le malade, en somme, devient une abstraction.Il faudrait nuancer à l’infini, poursuit Jacques Dufresne, car la médecine moderne apporte aussi ses bienfaits. Mais depuis 20 ans, on ne compte plus les brûlots qui dénoncent sa dérive, « avec des ouvrages autrement plus critiques que La Némésis médicale et écrits le plus souvent par des médecins réputés3 ».ConsommationC’est que la médicalisation alimente désormais une consommation thérapeutique permanente, à chaque âge de la vie. Elle devient un danger social, selon Jacques Dufresne, qui évoque à ce sujet « la néo-ignorance médicale ». C’est la confiance béate que les médias, le public et les médecins eux-mêmes accordent à l’industrie médico-pharmaceutique.Pour tenter de rééquilibrer les choses, explique-t-il, la collaboration Cochrane s’est imposée dans la dernière décennie comme l’institution la plus fiable au monde en matière d’évaluation des traitements et des médicaments. Ne sont admis dans ce club que les chercheurs n’ayant jamais reçu d’argent de l’industrie médicale. L’un des fondateurs, le Dr Peter Gøtzsche3, voit dans la médecine la troisième cause de mortalité, après le cancer et les maladies cardiaques. Jacques Dufresne cite Margaret McCartney4, pour qui « les membres de la profession s’arrachent les derniers lambeaux du corps qui n’ont pas encore été médicalisés ».Docteur Knock« Le bien-portant est un malade qui s’ignore », dit-on. Jacques Dufresne voit dans la formule du Docteur Knock l’essence même de la médicalisation. Elle justifie le lancement de programmes de dépistage tous azimuts et d’acharnement préventif. À cette prévention fabriquée (dépistage systématique du cancer de la prostate, contrôle du cholestérol, vaccin VPH à des fillettes, etc.), il oppose la saine prévention (bonnes habitudes de vie, action sur les déterminants de la santé, etc.).Il est tout aussi vrai en effet que le malade est « un bien-portant qui se sous-estime », poursuit-il. L’heure est donc venue d’amorcer le virage vers l’autonomie de la personne souffrante. Dans cet esprit, lance-t-il aux médecins, « cessez de vous acharner sur les bien-portants sous prétexte de prévention. C’est le message commun à tous les nouveaux Illich ».Le dépistage du cholestérol, par exemple, mène à une perte de liberté individuelle des bien-portants, soutient-il. « La personne statinisée pour la vie devient dépendante du médecin sans pourtant être malade, soumise à des cholestérolémies de suivi pour la vie, étiquetée ‘‘malade de son cholestérol’’, libellée personne ‘‘à risques’’, exposée aux interactions médicamenteuses et aux effets indésirables, à risque de surprime d’assurance santé/voyage, etc. Et source bien involontaire d'énormes dépenses à même le budget public de la santé. »EnfantsUne dérive heurte profondément le philosophe, et c’est la médicalisation précoce des enfants. « Un phénomène nouveau, où l’enfant Ritalin sera demain déclaré bipolaire et traité comme tel. Le voilà médicamenté à vie, alors qu’on ne sait rien des effets à long terme de ces produits. Ajoutons à la surmédicalisation les arguments de la génétique, et c’est proprement affolant ! »Le mur financier qui se profile va-t-il freiner cette course folle ? « On en est presque rendu à le souhaiter. Alors qu’il n’arrive plus à financer les services essentiels, l’État s’engage dans des dépenses sans contrôle, en remboursant des nouveaux produits inventés pour des maladies fabriquées. »Quand les services de réparation (système de santé), ajoute-t-il, prennent le dessus sur les dépenses de préparation (éducation au sens large, dont la saine prévention), il faut s’inquiéter.Mais au-delà de la maladie conçue comme un vaste marché (« le marché de l’angoisse ») se profile, selon lui, un danger plus grave, sur fond d’individualisme : le transhumanisme. « C’est l’idée que le progrès pointe vers l’homme médicalisé, pharmacisé, rehaussé de prothèses techniques, biotechnologiques et chimiques. Ainsi équipé, il serait enfin en mesure d’affronter la mort. C’est l’homme-machine, le cyborg. »Modèle mécanisteDans ce modèle mécaniste, la médicalisation va de soi, puisqu’il faut contrecarrer le caractère mortel de l’être humain. Ce dernier n’est qu’un brouillon, il faut en corriger les caractéristiques physiques et psychiques, de façon à éliminer les aspects perçus comme indésirables (handicap, vieillissement), et qui rappellent en plus les limites de la médecine. La caricature moderne du cyborg, poursuit M. Dufresne, serait l’athlète olympique dans sa version dopée, usinée, calibrée pour la performance. Il existe bien sûr de saines valeurs olympiques (discipline, persévérance).La branche de la médecine qui a le plus « dérivé », selon lui, est la psychiatrie. « Son idéal de santé mentale parfaite se résume à la linéarité, à l’absence de cycles et de rythmes, à l’absence d’amplitude dans les cycles. Il n’y a plus ni jour ni nuit, le médicament régularise tout. »La psychiatrie a acheté le mythe selon lequel la maladie mentale n’est qu’un déséquilibre dans le cerveau, précise Jacques Dufresne. Elle a pris cette tangente parce qu’elle y a vu un moyen de se hisser au rang des grandes disciplines médicales « dures ». D’où sa tentative de modifier le paysage psychiatrique en transformant en maladie la moindre émotion humaine avec, à la clef, une solution unique et chimique.Chagrin d’amourIl prend l’exemple des peines d’amour, qu’on va traiter avec des drogues, au prétexte que certaines zones du cerveau s’activent (ou se désactivent, c’est selon) lors d’un chagrin d’amour. « Faut-il détester la vie en profondeur pour en arriver là ! Il faut avoir cessé de croire en l’âme... »Le médicament a sa place, insiste le philosophe, et il serait malhonnête de lui faire porter tous les maux du monde. Mais il ne peut plus régner en maître absolu, sans aucun contrepoids. « N’oublions pas aussi que c’est un produit de synthèse, étranger à la physiologie humaine. Ce n’est pas banal, quand même. »Peut-on renverser la vapeur ? « Tous, patients et soignants, nous sommes englués dans le climat général d’obsession du fix-it. Il n’y a plus de mystère, rien que des problèmes à régler par des pilules. C’est entré dans les mœurs ! »Alors que l’époque exige d’avancer en pleine conscience, résume M. Dufresne, tout concourt à nous engourdir, et la médecine y contribue allègrement. « Ce qui me rassure sur l’avenir de l’humanité, ce ne sont pas les 3000 athlètes de Sotchi, mais les 200 000 personnes qui foulent chaque année les Chemins de Compostelle. »Le philosophe aspire à une médecine humaine, ce qui exigera un recentrage du médecin. Encore faut-il qu’il s’ouvre les yeux, conclut-il, car c’est plus simple de ne rien voir et, surtout, de se croire au-dessus de la mêlée. « Il y va de la crédibilité de la profession de re-choisir une médecine qui sera plus un art et une science que du marketing. Et surtout, qui se reliera à une conception plus élevée de l’Homme et de la vie. »1. Fondateur, magazine L’Agora et la Lettre de l’Agora. Auteur du Traité d’anthropologie médicale. encyclopedie.homovivens.org/Voir bio en ligne dans www.professionsante.ca/medecins/actualites/jacques-dufresne-294922. Publié par Ivan Illich en 1975.3. Voir le livre Deadly Medicines and Organised Crime.4. Voir le livre The Patient Paradox.

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