Travail de soin, travail «de femme» et sociologie de l’ignorance

Qu’est-ce que c’est que d’être infirmière? Comme beaucoup de métiers et professions à majorité féminine, c’est souvent devoir composer avec des décideurs, qui, au lieu de nous écouter, prétendent avoir les solutions pour nous «sauver». Que ce soit un ministre de la santé avec une réforme monstre ou un médecin rempli de bonnes intentions qui commente un enjeu infirmier dans les médias, c’est rarement à nous que revient la parole, et surtout, c’est rarement nous qui avons l’opportunité de contribuer aux décisions du réseau qui affectent profondément notre travail. On parle pour nous et on prend des décisions pour nous. Des us et coutumes qui évoquent un autre siècle, une époque que nous aimons prétendre est révolue, mais qui continue de laisser ces traces en santé, dans l’éducation et les services sociaux.Mondialement, 70% des personnes qui soignent au sein des réseaux de la santé sont des femmes. Parallèlement, malgré cette majorité, les femmes ne représentent que 25% des décideurs dans ces mêmes réseaux. Dans un même ordre d’idée, au sujet de l’orateur Grec Périclès, l’écrivaine Virginia Wolfe a déjà écrit: «La plus grande gloire pour une femme est qu'on ne parle pas d'elle, disait Périclès qui était, lui, un des hommes dont on parlait le plus». Cette citation est d’un autre siècle, mais il nous semble que des Périclès qui parlent des infirmières tout en s’exaltant de leur abnégation, de leur sacrifice, il y en a à la tonne. On parle de nous, et souvent n’importe comment. Que ce soit à des émissions comme Tout le monde en parle où de nombreux ministres ont exposé leur ignorance sur l’organisation du réseau et le travail infirmier, ou des PDG de CISSS ou CIUSSS qui partagent de la désinformation, force est de constater que ces personnes qui ne connaissent rien au travail infirmier ont pourtant plus de crédibilité que les infirmières et infirmiers eux-mêmes, qui malgré l’indifférence généralisée du monde politique, s’évertuent à travailler (gratuitement) à trouver des solutions que personne ne semble vouloir entendre.Ceci nous amène au concept de la «sociologie de l’ignorance», un concept qui explique la gestion par l’ignorance. En effet, il est plus facile de gérer quand on s’assure d’être ignorants des enjeux les plus complexes et de s’en tenir à des listes de tâches et des tableaux Excel et des statistiques simples. Selon l’infirmière et chercheuse Amélie Perron de l’Université d’Ottawa: «L’ignorance imprègne la vie des infirmières. Pas parce qu’elles sont ignorantes, mais parce que les systèmes de santé sont remplis de personnes, d’outils, de politiques et de discours qui soutiennent et perpétuent l’ignorance individuelle et institutionnelle». En d’autres mots, le savoir que les infirmières veulent apporter au réseau est trop complexe, et souvent, de par son existence même, remet en question ces politiques et processus institutionnels qui dépendent de l’ignorance pour fonctionner. Le temps d’attente à l’urgence par exemple, c’est le temps entre le triage et la «prise en charge» par un médecin. C’est un indicateur important de l’efficacité d’un centre hospitalier, mais qui ignore complètement le travail infirmier qui s’effectue dans ce délai, et comment le travail infirmier est déterminant à l’éventuelle prise en charge. On peut aussi faire de belles statistiques sur les médicaments donnés, quand et comment, mais on ne retrouvera jamais de traces institutionnelles qui parlent des infirmières qui ont dû faire changer une prescription par exemple, parce qu’un médecin a fait une erreur, ou encore argumenter pour un dosage spécifique ou travailler à plusieurs niveaux pour accélérer la prescription d’un patient qui en a besoin rapidement.Plus récemment en conférence de presse, le premier ministre et la responsable du Conseil du Trésor parlaient de la «flexibilité» des infirmières comme pré-requis pour la négociation d’une augmentation salariale décente. La «flexibilité» dont on parle ici, semble être se transformer en meuble qu’on peut bouger n'importe où, n’importe quand. Une infirmière en pédiatrie pourrait être appelée à travailler sur une unité de soins intensifs d’adultes, ou encore en psychiatrie, sans orientation, sans formation. Bien que les ministres nous assurent que ces déplacements seront effectués sur une base volontaire, ils semblent refuser d’inclure des clauses qui le garantissent. Or, depuis près de quatre ans déjà, les infirmières et infirmières auxiliaires du réseau se font déjà forcer d’aller travailler sur des unités qu’elles ne connaissent pas. Les ministres «assurent» qu’il n’y aura pas de déplacements forcés, alors que c’est déjà une réalité du réseau depuis des années. Le réseau a perdu des centaines (peut-être même des milliers) d’infirmières à cette pratique désastreuse, et encore une fois, on se réfugie dans l'ignorance. Au lieu d’analyser les conséquences de cette pratique et de travailler à limiter les dégâts, la seule solution qui est mise de l’avant par les décideurs est de jeter plus de corps dans le feu, ou dans les mots d’un gestionnaire «répartir la misère». Pas la meilleure stratégie de rétention et d’attractivité, disons. Tout est toujours de la faute de «la pénurie», l’excuse préférée de politiciens et décideurs depuis près de trente ans. Les infirmières et infirmiers ne sont pas silencieux ou passifs sur ces enjeux, c’est plutôt qu’ils et elles ne sont pas écoutés. L'ignorance est plus facile à gérer que l’expertise des soignant.e.s, une expertise qui a le potentiel de perturber des mécanismes et processus profondément imbriqués dans le réseau: de la hiérarchie toxique des professions à la centralisation et la standardisation excessive. C’est en partie cette dépendance à l’ignorance du réseau qui a mené à des centaines de «sit-ins» depuis plusieurs années, et aux journées de grève de cet hiver. La grève des soignants et soignantes du réseau était une action de dernier recours pour protéger la capacité des soignantes à offrir des soins de qualité. Ces mobilisations sont le fruit d’une frustration qui ne cesse d'augmenter face au enjeux qu’on essaye pourtant de faire connaître: Malgré la diminution du nombre de diplômé.e.s en soins infirmiers, on continue à exiger des stages impayés, or la rémunération des stages est une mesure d’attractivité importante mise en place pour de nombreux programmes de formations, même des programmes qui forment des travailleurs pour lesquels il n’y a pas de pénurieDevant l’obstination de continuer à ignorer le temps supplémentaire obligatoire (TSO) comme un réel problème, la FIQ a été jusqu’à déposer une plainte à l’ONU contre le travail forcé. Malgré des dizaines de milliers de griefs, le réseau, du ministère aux directions des CISSS et CIUSSS, préfèrent ne pas recueillir de données administratives sur le TSO, et ainsi semblent vouloir se soustraire à leur responsabilités quant aux conséquences du TSO.La gestion par l’ignorance mine le réseau. La seule chose qu’elle peut sauver, c’est peut-être l'orgueil de certains décideurs et politiciens, mais à un coût démesuré. Il est temps d’écouter, avec humilité, mais surtout d’agir. Les grèves, l’exode, l'hémorragie de soignant.e.s, la diminution inévitable de la qualité des soins ne fera qu’empirer dans les prochaines années si politiciens et décideurs n’acceptent pas d’écouter des critiques constructives sur leur gestion et de se faire éduquer sur leur manque de connaissances du réseau. Il faut des données, de l’ouverture et mettre fin à cette fâcheuse habitude de se fier à des statistiques bureaucratiques plutôt qu’aux êtres humains qui se démènent à sonner l’alarme depuis des années. Les urgences, les unités d’obstétriques qui ferment, ce n’est pas parce qu’il manque de personnel, mais parce que le personnel est parti et qu’on a pas essayé de le garder. La nuance est importante. Ça fait des années qu’on regarde, sans rien faire, l’hémorragie qui tue le réseau. Une hémorragie, ce n'est pas une «pénurie» de sang, c’est une blessure qu’il faut guérir.

Travail de soin, travail «de femme» et sociologie de l’ignorance

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes