Simulation du patient - Quand le médecin succombe à une empathie mal placée

Les troubles de la santé mentale et les problèmes musculo-squelettiques constituent une bonne part des problèmes de santé rencontrés en milieu de travail. « C’est là aussi qu’on trouve le plus de questionnements sur des problèmes de somatisation, ou même de simulation, qui conduisent souvent à des certificats de complaisance », note le Dr Georges L’Espérance*, médecin expert. Et les docteurs qui valident les plaintes psychosomatiques se font parfois, malgré eux, prendre dans un engrenage. Entrevue.Quand y a-t-il complaisance ?Lorsqu’un arrêt de travail est accordé pour un oui ou pour un non, sans justification objective, ou lorsqu’il s’éternise, sans diagnostic précis ou sous un faux diagnostic. La grande majorité des patients en arrêt de travail de courte durée le sont pour des raisons valables, et la majorité des médecins qui signent les certificats le font généralement avec professionnalisme. Je précise ici que j’ai un certain biais de sélection puisque la majorité des patients que je vois sont en arrêt de travail depuis longtemps.Que doivent faire les médecins alors ?Commencer par bien suivre les guides de pratique. Les assureurs, privés entre autres, fonctionnent avec des tables d’invalidité. Tout écart est alors remis en question, ce qui entraîne souvent le patient dans un long processus d’expertises qui peut être difficile à vivre. Un arrêt de travail de 10 à 30 jours pour une entorse lombaire, ça passe. Mais quand on voit, comme parfois à la CSST, des arrêts de plus de deux mois, on s’interroge. Et puis, s’il y a inadaptation entre un individu et son poste de travail, c’est à l’entreprise d’y voir avec l’employé concerné, non au médecin de tenter de régler cela par un arrêt de travail. Lors du retour au travail, en effet, si la situation est restée inchangée, les problèmes sous-jacents, de quelque nature soient-ils (familiaux, personnels, relations de travail, mal de vivre, etc.), seront les mêmes.N’y a-t-il pas des milieux de travail et des emplois vraiment délétères ?Oui, surtout ceux où la personne n’a aucun contrôle sur sa vie. Cas classique : celui de l’employé dont le travail répétitif consiste à suspendre des poulets à la chaîne, à longueur de journée. Un médecin ne peut régler le mal-être de son patient simplement en le mettant en arrêt de travail. Si le docteur veut jouer un rôle social, qu’il s’implique dans la communauté, par exemple en manifestant pour abolir l’abattage de poulets pratiqué dans certaines conditions. Des médecins l’ont déjà fait là où il y avait des risques démontrés pour la santé, pour l’amiante, par exemple.Selon vous, signer un arrêt de travail non justifié ne rend pas service aux patients…Non, car les conséquences des certificats de complaisance sont plus sérieuses que les médecins ne le pensent habituellement. Ces derniers, en effet, ne sont pas conscients de l’effet domino que suscite ce type de certificat. Une réflexion s’impose. Prescrire un arrêt de travail sans rien régler de la situation sous-jacente n’avance à rien. Rendre la personne invalide pendant des mois, voire des années, risque plutôt, dans bien des cas, de lui faire perdre ses repères sociaux, familiaux et autres. Cela peut engendrer une perte d’estime de soi et la conduire vers un état dépressif qui ne fait qu’aggraver la situation initiale et rendre les choses de plus en plus inextricables.Inscrire « accident du travail » n’est donc pas banal...Non. Dès que le médecin indique que tel événement médical pour un patient est dû à son travail, toute une machine se met en branle. L’expression « accident du travail » enclenche automatiquement un processus qui dépasse, et de très loin, le seul médecin traitant. Les problématiques médicolégales qui s’ensuivent ne feront à leur tour qu’amplifier les problèmes.Ne négligeons pas non plus l’aspect des bénéfices secondaires, parfois loin d’être négligeables. Ainsi, aux 80 % à 90 % du salaire habituel versé par la CSST ou la SAAQ (pour payer le train de vie usuel) viendront s’ajouter les paiements d’hypothèque, de voiture ou autres biens acquis par emprunt et assujettis à des assurances privées contractées par le requérant. Ce dernier se servira de ses certificats CSST, SAAQ ou autres pour justifier l’invalidité. Qui, dans ces conditions, aura intérêt à guérir ? Poser la question, c’est y répondre, me semble-t-il.Est-ce pour cette raison que bien des docteurs rechignent à traiter avec la CSST ou la SAAQ ?Oui. D’une part, il suffit d’un patient récriminateur, sous bénéfice de la CSST ou de la SAAQ, pour vous bouffer moralement une journée de clinique. D’autre part, le médecin est le plus souvent réticent à devoir aller en cour pour défendre une opinion.Pourquoi, selon vous, signe-t-il alors parfois des certificats d’invalidité de complaisance ?Parce qu’il tombe dans le piège d’une empathie mal comprise. Le médecin se perçoit souvent comme le seul défenseur du malade. Or, il est là pour l’aider, certes, mais pas pour défendre une invalidité alléguée, mais douteuse. Jusqu’à 50 % des docteurs, selon les estimations, sont prêts à rédiger un certificat de complaisance, car ils se voient d’abord comme les avocats de leur patient, ce qui n’est pas le cas et ne devrait jamais l’être.Un peu de rigueurLe médecin doit se montrer ouvert, mais objectif et critique face à ce que lui dit son patient, car tout n’est pas que physique, physiologique ou médical. Cela dit, la réclamation est le plus souvent basée sur des troubles subjectifs (douleur neuropathique, lombalgie, cervicalgie, fatigue, etc.). Même des diagnostics dits « objectifs » sont en fait des manifestations : fibromyalgie, syndrome postcommotionnel (post-trauma léger, voire inexistant), stress post-traumatique, polysensibilité, etc.Pour être subjectifs, ces troubles n’en sont pas moins réels pour le patient, non ?Bien sûr, et le nier serait tout aussi incongru que contre-productif. Mais cela ne permet pas au médecin de statuer sur la capacité de travail d’une personne sans s’appuyer sur des données cliniques objectives et sur des connaissances adéquates portant sur les questions suivantes :Y a-t-il des limitations réelles à mon examen (physique ou psychique) ?Quel est le lien de causalité entre l’événement et les plaintes : est-il probable que, dans les circonstances décrites, mon patient présente tel ou tel symptôme ?L’évolution de mon patient est-elle conforme à l’histoire naturelle décrite dans la documentation sur cette pathologie ?D’autres problèmes, en particulier de la lignée psychosociale, pourraient-ils avoir une influence déterminante sur l’expression des plaintes de mon patient ?Si oui, comment puis-je l’aider à y faire face ?Le choix des symptômes a aussi à voir avec le contexte social du moment. Pouvez-vous expliquer ?C’est l’hypothèse du sociologue Edward Shorter1 : le choix des symptômes se fait toujours en faveur d’un problème de santé acceptable pour le contexte social et vers une maladie reconnue comme légitime par le domaine médical. La présentation clinique d’une plainte fonctionnelle change sur le long terme en fonction des légitimités sociétales. Le Dr Michael Weintraub, neurologue, a démontré par ailleurs que les médecins sont très naïfs en ce qui concerne les plaintes psychogéniques; ils ignorent quasi systématiquement les gains primaires et secondaires que le patient peut en retirer.Comment y voir clair alors, pour le médecin ?Qu’il se préoccupe essentiellement d’établir un diagnostic clair, avec un plan de traitement adéquat et basé sur des données probantes. L’évaluation doit reposer sur un examen physique (ou psychique) du patient. Or, pour des maux de dos par exemple, combien de fois ai-je constaté que le docteur n’avait jamais demandé au patient de se déshabiller pour l’examen physique ! Une grande majorité des médecins experts en ce domaine font la même constatation.DéresponsabilisationLa multiplication des certificats de complaisance irait de pair, selon vous, avec le climat social ambiant de déresponsabilisation. Un exemple ?Prenez l’actualité municipale récente, avec l’ancien maire de Laval Gilles Vaillancourt. Le matin, il est apte à siéger au conseil de ville et le soir, dûment muni d’un certificat de maladie, il ne peut soudain plus parler et rendre compte de ses actes2. Le communiqué officiel invoquait des raisons de santé. Il a trouvé facilement un médecin, dans la journée, pour ne pas dire dans la matinée même, pour lui signer un certificat d’invalidité.Vous évoquez souvent, par ailleurs, la surmédicalisation de notre société. Qu’en est-il au juste ?L’exemple classique, c’est de continuer à prescrire de la physiothérapie pendant six mois pour un mal de dos qui, subjectivement, ne s’améliore pas (selon le patient), alors que le patient se dit toujours aussi malade et que rien ne se règle sur le plan médical. C’est une forme d’acharnement tout aussi inutile que coûteux et que rien, avec les connaissances contemporaines, ne permet de justifier.Il ne faut pas sous-estimer non plus les effets que peut avoir un certificat de complaisance dans un milieu de travail. Ceux qui restent doivent souvent en faire plus pour compenser l’absence d’un des leurs. Cet effet pervers est particulièrement visible dans le réseau de la santé. Pas étonnant d’ailleurs que les dénonciations à la CSST pour faux arrêts de travail proviennent surtout des compagnons de travail ou des voisins.Pour éviter les faux pasLe médecin se trouve souvent dans une situation difficile, notamment face aux patients souffrant de somatisation. « C’est pourquoi nous lui suggérons de s’en tenir à ce qu’il fait de mieux, la médecine », affirme le Dr Georges L’Espérance. Et cela signifie :Faire un examen physique adéquat du patient ou un examen mental, le cas échéant;Établir un diagnostic substantif* au mieux de ses connaissances, c’est-à-dire organique et spécifique, basé sur des données cliniques objectives et pour lequel l’investigation confirmera la pathologie physique, ce qui permet d’appliquer un traitement rationnel le plus souvent avec succès;Établir un plan de traitement selon les données de la littérature médicale. « Si le médecin ne trouve pas de diagnostic, il n’a pas à en inventer un. Et s’il s’aperçoit que le diagnostic initial ne tient pas la route ou que le patient y répond de façon atypique, il doit se garder d’entrer dans son jeu. Mieux vaut alors adresser celui-ci à un autre médecin. Enfin, s’il ne trouve rien à l’examen ni après quelques rencontres, c’est que le patient peut travailler : la situation relève de la motivation au travail. »* Substantif, par opposition au diagnostic nominal, c’est-à-dire une étiquette clinique apposée sur les symptômes du patient.SimulationTout médecin expert doit posséder des connaissances de base pour détecter la simulation potentielle d’un patient, selon le Dr Georges L’Espérance. Par ailleurs, dit-il, la fraude liée à la simulation a un coût, estimé à environ 2 % à 10 % de chaque dollar dépensé en soins.L’American Board of Clinical Neuropsychology* a révisé 30 000 cas de demandes d’invalidité. Les auteurs ont mis en évidence de la simulation effective entre autres dans les cas suivants :29 % des cas de blessure personnelle;39 % des cas de TCCL/syndrome postcommotionnel;35 % des cas de fibromyalgie/syndrome de fatigue chronique;31 % des cas de douleur chronique.* Mittenberg et coll, Base Rates of Malingering and Symptom Exaggeration, Journal of Clinical and Experimental Neuropsychology, 2002; 24: 1094-102.Des exemples de complaisancePour une dépression profonde par exemple, l’arrêt habituel est de trois mois, avec retour progressif. S’il se prolonge durant six mois et que le médecin ne trouve rien d’autre à mentionner au dossier que « troubles d’adaptation », là, on est dans la complaisance, dit le Dr Georges L’Espérance. Il cite le cas d’un médecin qui écrit sur un certificat, après de longs mois d’arrêt de travail pour lombalgie (textuellement) : « En résumé, effectivement, l’examen physique est normal (…). (Le patient) pourrait tenter un retour progressif à des activités professionnelles de type clérical dans un site de travail autre que ce poste (dans le village X où le patient avait son travail usuel). » (sic)Trop de pouvoir aux médecins ?Au vu des aspects psychosociaux de la médecine, notre société donne-t-elle trop de pouvoir aux médecins ? Réponse du médecin expert : « Selon moi, oui. Pourtant, un médecin n’est pas un travailleur social. Or, on accorde aux docteurs des pouvoirs qui, bien souvent, outrepassent ce que leur formation les autorise à faire. Ce n’est pas à eux de résoudre des situations qui, très souvent, sont des problèmes de société ou de relations de travail. Ils peuvent, bien sûr, contribuer au débat, mais de façon responsable et en s’impliquant dans la société, pas au détriment de la science ou d’un patient individuel toutefois. »Quand la maladie change d’appellationOn peut changer le mot « colite » pour fatigue chronique, fibromyalgie, fibrosite, syndrome algique myofascial ou autres, indique le Dr Georges L’Espérance. « Les médias amplifient les choses et permettent à ces non-maladies d’être à la portée de toutes les classes sociales, surtout de celles qui ont des assurances. »Voici, selon le médecin, un exemple d’évolution du langage pour certaines descriptions cliniques :Années 1950 : brucellose chroniqueAnnées 1960 : hypoglycémieAnnées 1970 : fatigue chroniqueAnnées 1980 : hypersensibilité généralisée; syndrome des édifices fermésAnnées 1990 : fibromyalgie; syndrome des mouvements répétitifsAnnées 2000 : électromagnétisme; sensibilité aux moisissuresAnnées 2010 : syndromes postcommotionnels; multisensibilités; ondes1. The Borderland between neurology and history. Conversion reactions. In: Malingering and conversion reactions. Neurology Clinics. May 1995, 229-39. Saunders. ISSN 0733-8619.2. La Presse canadienne, 24 octobre 2012.Lire la suite du dossier

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