Services cliniques: des pharmaciens confrontés à des quotas

La multiplication des services cliniques rendus dans les pharmacies du pays peut réjouir ou faire grincer des dents, surtout certains médecins qui craignent de voir leur territoire envahi. Mais ces derniers temps, de nombreux pharmaciens confient ne pas vraiment avoir le choix de pratiquer ces nouvelles activités.Entre la délivrance de médicaments et les services cliniques, leurs pauses quotidiennes se réduisent comme peau de chagrin. Certains professionnels confient même ne pas avoir le temps d’aller aux toilettes. Une surcharge de travail que déplore le président de l’Association professionnelle des pharmaciens salariés du Québec (APPSQ), Patrick Hémery: «Depuis l’entrée en vigueur des lois 41 et 31, notre offre de services cliniques, comme la vaccination, a fortement augmenté, ce qui affecte une surcharge de travail déjà présente puisque ces actes s’ajoutent à nos missions actuelles.» À lire aussi: De plus en plus de services cliniques rendus en pharmacieAjoutez à cela un contexte de pénurie de main-d'œuvre, notamment technique, et les pharmacies se retrouvent rapidement en flux tendu selon lui. «Dans les services cliniques, il y a une partie de facturation qui est un acte technique impossible à déléguer. Donc bien souvent, le pharmacien est obligé de le faire, ce qui ampute sa journée de précieuses minutes.»«Soit j’effectuais 100 services cliniques, soit mes heures étaient réduites»Une pression difficile à gérer, qu’un nouveau paramètre vient encore intensifier: certains employeurs imposent désormais des contraintes de temps à leurs salariés.«La pharmacie où j’ai récemment travaillé m’a envoyé un courriel pour me stipuler que soit j’effectuais 100 (services cliniques) par semaine, soit mes heures seraient réduites», a ainsi confié un pharmacien ontarien, sous couvert d’anonymat, à Pharmacy Practice + Business, une publication sœur de Profession Santé. «En fait, je n’avais pas vraiment le choix d’atteindre ce quota de 100, sous peine d'être pénalisé.» Il précise que l’entreprise en question avait restructuré l’équipe de manière à ce que certains pharmaciens se concentrent uniquement sur les services cliniques. Mais même avec cette organisation, les pharmaciens affectés au dispensaire devaient réaliser quatre revue de la médication par shift. À lire aussi: «8000 techniciens le plus tôt possible»: face à la pénurie de main d’oeuvre, l’AQPP riposte«Comment peut-on être sûr de faire quatre revues par quart de travail? lance le pharmacien. Il faut obtenir l'accord du patient pour effectuer un MedsCheck (voir encadré) et, dans de nombreux cas, cet entretien n'est pas nécessaire parce qu'il n'y a pas eu de changement dans l'état de santé du patient ou dans sa médication, et que son profil n'est pas complexe.» Ces «quotas» de services cliniques placent les pharmaciens dans une position inconfortable, ajoute-t-il. Alors que le concept de base des MedsChecks consistait à proposer ces entretiens à des patients au profil médicamenteux complexe, «en cas de changement de dosage ou autre changement majeur» dans leur traitement, «ou encore pour assurer la continuité des soins après une hospitalisation», le processus est aujourd’hui «devenu quelque chose d’obligatoire pour les pharmaciens ayant des quotas à respecter», déplore le professionnel de santé. «Nous sommes coincés face à ce dilemme: faire quelque chose qui n'est pas 100% éthique ou choisir de nourrir nos familles.»«Lorsque j'ai obtenu mon permis de pratique de pharmacien, j'ai fait le serment de travailler au bénéfice du patient – cela ne correspond en rien à cette pratique, qui incite les pharmaciens à prioriser leurs quotas d’actes plutôt que la santé de leurs patients», poursuit-il. L'expérience vécue par ce pharmacien ne semble pas être anecdotique. En janvier, Pharmacy Practice + Business a demandé à ses lecteurs si leurs employeurs leur imposaient des quotas sur les services cliniques; près de 60% des 555 pharmaciens participants ont répondu par l’affirmative.Les pharmaciens québécois protégés par le droit de propriété Malgré la hausse de 16% des services cliniques rendus en pharmacie entre 2022 et 2023 selon les données de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), cette situation semble aujourd’hui impossible au Québec, à en croire Patrick Hémery: «Nous n’avons pas cette pression du pharmacien sur le nombre d’actes à faire avant la fin du mois. Au Québec, le pharmacien est encore propriétaire, même sous bannière, et gère sa boutique comme il l’entend», assure le président de l’APPSQ, rejoint par son homologue de l’AQPP Benoit Morin: «Le droit de propriété au Québec change cette dynamique de quotas. Aujourd’hui, personne d’autre que les pharmaciens propriétaires ne vient poser des obligations de résultats sur les actes réalisés en pharmacie. Si quelqu’un venait à le proposer, je me mettrais au travers de son chemin. L’AQPP n’accepterait pas ça.»À lire aussi : Quels pharmaciens ont le champ de pratique le plus étendu au Canada?Ces dernières semaines, le sujet des quotas a pris tant d’ampleur sur les réseaux sociaux qu’il a fini par faire réagir l'Association des pharmaciens de l'Ontario (APO). «Nous attendons des professionnels de la pharmacie et de leurs employeurs qu'ils respectent le code de déontologie de l'Ordre des pharmaciens de l'Ontario dans leur prestations de soins, a prévenu Justin Bates, directeur général de l'Association. En d'autres termes, les professionnels de la pharmacie doivent pouvoir exercer dans des environnements de soins qui leur assurent l’autonomie nécessaire pour faire passer les intérêts du patient avant toute chose.»Privilégier le profit au détriment de la santé des patientsUne autonomie cependant de plus en plus menacée par la recherche du profit, estiment plusieurs pharmaciens. L’un d’eux, exerçant en Nouvelle-Écosse pour une chaîne nationale de pharmacies participant au programme pilote de cliniques de soins primaires de la province, relate une histoire similaire. Sauf que dans son cas, le quota n'est pas basé sur le nombre total d'actes, mais sur le montant total facturé.«Nous devons tous facturer 1000 dollars de services par jour, tous les jours – c'est notre point de référence, affirme-t-il. C'est sûr que c’est décourageant, et il ne s'agit plus de soins de santé, mais de la capacité du propriétaire à atteindre un certain niveau de facturation.» Ces seuils se sont traduits par des journées de travail épuisantes pour les pharmaciens de cet établissement, certaines se résumant à une succession de rendez-vous, sans aucune pause. «On peut voir jusqu’à 32 patients pendant huit heures d’affilée lors de certaines gardes, précise le pharmacien. C'est un travail impossible – c’est intense, très intense.»À lire aussi: L’autonomie du pharmacien et l’interdisciplinaritéLa plupart des pharmaciens qui travaillent dans ce cadre ont du mal à atteindre leurs objectifs. Aussi, lorsque l’un d’eux a commencé à facturer deux fois plus que ses collègues, l'équipe s’est posé des questions. «Pour eux, il était impossible qu’il ait pu faire tout ça en 15 minutes, raconte le pharmacien de Nouvelle-Écosse. Mais au lieu d’examiner la qualité et la pertinence de son travail, l’associé a félicité ce pharmacien, car il avait réussi à produire 2000 dollars d’honoraires, quand la plupart d'entre nous parviennent à peine à en dégager 1000 au cours du quart de travail.»Certains patients requièrent plus de temps, ce qui rend les quotas d'actes difficiles à respecter, selon lui. «On veut tenir le rythme, mais on ne sait jamais vraiment qui va passer la porte. Peut-être qu'aujourd'hui, il s'agira d'un patient avec sept ordonnances, et que vous aurez seulement 15 minutes pour toutes les évaluer et remplir toute la documentation. Et si des analyses sanguines sont nécessaires... Votre journée peut rapidement devenir incontrôlable, et vous aurez du mal à faire un travail de qualité.»Si la question de la rémunération de ces actes est importante, elle doit se faire en faveur du pharmacien, et non à son détriment. «Dans certains milieux, le pharmacien peut recevoir une quote-part pour les actes cliniques réalisés. C’est important, car il engage sa responsabilité et participe à la productivité de son établissement, explique le président de l’APPSQ Patrick Hémery. Nous recommandons que cette quote-part s’élève à 30% du montant de l’acte, et le reste reviendrait à la pharmacie. Certains choisissent des options qui, selon moi, ne font pas de sens comme donner 50% de la valeur, ce qui ne permet pas de rembourser les frais de structure, ou un bonus annuel sans vraiment de comptabilité. Si on veut de la productivité, il faut bien rémunérer les pharmaciens instrumentants qui la réalisent.»Un manque de formation inquiétantQui dit travail de qualité et nouvelles prérogatives dit aussi un personnel compétent et donc, formé. Or, le niveau de formation n’est pas toujours au rendez-vous dans les équipes pharmaceutiques, ajoutant une pression supplémentaire. «Notre formation était vraiment inexistante – on nous disait de regarder des vidéos, confie le pharmacien néo-écossais. Nous ne sommes pas suffisamment armés pour affronter les cas les plus complexes, comme la gestion des maladies chroniques.»Des services que le propriétaire de la pharmacie tient pourtant à fournir, car «la facturation est conséquente, environ 150 à 200 dollars», assure le pharmacien. «Lorsque les résultats des analyses sanguines sont anormaux, que le patient est âgé et qu’il n'a pas consulté de médecin de famille depuis des années, nous ne pouvons rien faire d’autre que d’essayer de deviner de quoi il s’agit car nous n'avons pas été bien formés à la prise en charge de patients complexes. Aucun système de soutien, comme un médecin ou une infirmière que nous pourrions appeler pour leur demander conseil, ne nous a été proposé.» À lire aussi: Rôle des pharmaciens: quand on se compare, on s’inspireLa formation est pourtant indispensable pour que les actes cliniques soient bien réalisés en pharmacie, estime Patrick Hémery, de l’APPSQ: «Plus on va offrir de formation sur l’exercice de ces actes, comment bien les exécuter, la meilleure manière d’appréhender le patient et de répondre à ses attentes, meilleurs nous serons pour les dispenser. Il faut comprendre que le pharmacien instrumentant, les salariés dans la plupart des cas mais parfois quelques propriétaires, engagent leur responsabilité, et que nous avons tous et toutes des limites dans nos capacités à réaliser certains actes.» Permettre aux pharmaciens de bien faire leur travail aura inévitablement une incidence sur la santé et le développement des pharmacies communautaires, insiste de son côté Benoit Morin: «Les pharmacies communautaires sont des entreprises privées qui peuvent se développer malgré la pression, de manière dynamique, cohérente et responsable. Recruter du personnel compétent est l’une des solutions pour répondre aux besoins de la population et au nécessaire développement de la pharmacie communautaire, qui passe par la distribution des médicaments et la prise en charge des patients.»Les chaînes de pharmacie bottent en toucheLes autres témoignages de pharmaciens du reste du Canada recueillis par Pharmacy Practice + Business ont fait état de préoccupations similaires. À l'exception d'un répondant travaillant au sein d’une coopérative, tous les pharmaciens participants ont déclaré travailler pour les chaînes Rexall ou Shoppers Drug Mart (Pharmaprix). Par la voix de son porte-parole, cette dernière nie l’existence de tels quotas sur les services pharmaceutiques. «Étant donné les défis auxquels nos patients sont actuellement confrontés, notamment l'accès rapide aux soins médicaux, les pharmaciens peuvent jouer un rôle important pour leur garantir une meilleure santé à travers la revue de la médication [...]. Les bilans de santé sont systématiquement proposés dans la majorité des pharmacies canadiennes et s'inscrivent dans le cadre d'une continuité des soins qui permet aux équipes pharmaceutiques d'évaluer les progrès, de détecter et de traiter les problèmes émergents et de mieux comprendre les besoins des patients en matière de soins de santé. Et ça fonctionne.»Le porte-parole de Shoppers Drug Mart ajoute que MedsCheck «permet aux pharmaciens de tout le pays de venir en aide à leurs patients. Nous réfutons toute hypothèse selon laquelle les pharmaciens factureraient ce service de manière inappropriée ou qu'ils contreviendraient aux exigences de leur formation et/ou de l’Ordre.»À lire aussi: Faire face à la concurrence dans le secteur de la pharmacieDe son côté, la chaîne de pharmacies Rexall n'a pas directement répondu à la question des quotas sur les services, mais a assuré respecter «les normes de conduite et les lignes directrices éthiques les plus élevées telles que définies par les Collèges de pharmaciens de chaque province», et travailler à ce que les pharmaciens de leurs établissements «disposent des outils et du soutien nécessaires pour continuer à jouer un rôle essentiel dans la délivrance de soins de santé de qualité, et puissent mettre à profit leur expertise et leur jugement professionnels afin de déterminer les soins appropriés pour chaque patient, tout en améliorant l’accès aux soins.»Améliorer la qualité des soins plutôt que la quantitéMais comment les pharmaciens peuvent-ils réagir lorsqu’ils se retrouvent confrontés aux exigences de leur employeur en matière de quotas d'actes?Beverley Zwicker, secrétaire et directrice générale de l’Ordre des pharmaciens de Nouvelle-Écosse, estime que ses pairs doivent toujours garder à l'esprit qu'ils sont tenus de respecter leur code de déontologie, et contacter l’Ordre s’ils craignent que les objectifs obligatoires enfreignent ces principes éthiques. «En fixant des objectifs chiffrés, les propriétaires d'entreprises font courir le risque à leurs équipes d’enfreindre les principes éthiques des pharmaciens, prévient Beverly Zwicker. En tant que régulateur, si nous découvrons qu'un pharmacien facture des services qui n'ont pas été réellement fournis ou qui l'ont été de manière insuffisante et non conforme aux normes, non seulement nous le réprimanderons, mais nous examinerons également les politiques de la pharmacie et tiendrons le propriétaire pour responsable, quel qu’ait été son rôle.»Au lieu de fixer des quotas pour motiver l'équipe de pharmaciens à fournir davantage de services pharmaceutiques, «je pense qu’il serait beaucoup plus stratégique de les encourager à se concentrer sur la valeur ajoutée de leur pratique, en se demandant comment améliorer la qualité des soins qu'ils prodiguent.»Étant donné que de nombreux services pharmaceutiques sont couverts par des fonds de santé publique, Pharmacy Practice + Business a contacté les ministères de la santé de l'Alberta, de l'Ontario et de la Nouvelle-Écosse, où exercent les pharmaciens interrogés. Dans sa réponse par courriel, le ministère de la Santé et du Bien-être de la Nouvelle-Écosse assure qu'il ne «soutient pas le recours aux quotas», et qu'il a établi des critères clairs pour chaque service financé par l'État, y compris des audits. «Dans le cas des bilans de santé, les patients doivent donner leur consentement, et le pharmacien doit être en mesure de confirmer visuellement tous les produits sur ordonnance et en vente libre utilisés lors de cette rencontre», indique le Ministère, qui précise n’avoir reçu aucune plainte du public ou des professionnels de la pharmacie concernant des quotas ou une facturation de services non-prodigués.À lire aussi: Comment maîtriser le jeu des chiffres dans votre pharmacie?De leur côté, les pharmaciens ayant témoigné de l’existence de ces quotas sur leur lieu de travail font aujourd’hui état d’une situation intenable et pénalisante pour les patients. Certains d’entre eux refuseraient même de réaliser des revues de la médication avec des patients au profil complexe ou sous un traitement pluriel. «Ils se contentent de choisir un cas plus simple, de faire le bilan, de le signer, et voilà, déplore un pharmacien de l'Alberta. Le patient qui en a vraiment besoin, lui, n'est donc pas pris en charge. «Certains collègues ont été tellement frustrés par la mise en place de quotas qu'ils ont quitté la pharmacie pour aller travailler ailleurs. Si de plus en plus de pharmaciens décident de taper du poing sur la table, la continuité des soins sera perturbée et cela affectera les patients.»«J'entends dire que de plus en plus de pharmacies imposent (des quotas) simplement parce qu'elles voient d'autres entreprises le faire, poursuit le pharmacien. On a l’impression de ne pas pouvoir y échapper. Mais je pense qu'il est grand temps de reprendre notre profession en main et de faire ce pour quoi nous avons été formés.»

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