Retour vers le futur de l’interdisciplinarité

Il y a eu un avant et un après. Dans un dossier sur la collaboration interprofessionnelle à paraître dans le prochain numéro de Profession Santé, les présidents des ordres professionnels sont unanimes. La Loi 41 adoptée le 8 décembre 2011 a fissuré le plafond de verre de l’interdisciplinarité. Entrée en vigueur quatre ans plus tard, cette loi a entre autres permis aux pharmaciens de prolonger ou d’ajuster une ordonnance et d’initier une thérapie médicamenteuse pour des conditions mineures dont le diagnostic était déjà établi. À la fin de la décennie 2000, un quart des Québécoises et Québécois n’avait pas accès à un médecin de famille; ailleurs dans le monde, ainsi que dans certaines provinces canadiennes, les pharmaciens avaient la faculté de reconduire des ordonnances ou de les modifier. Ici, «on avait l’appui de la santé publique, les patients et les pharmaciens y étaient favorables, mais on était confronté à une résistance incroyable du corps médical», se souvient Diane Lamarre, qui a présidé l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ) de 2009 à 2014. «Il fallait faire quelque chose. Ce besoin de la population, on devait y répondre en s’adaptant», ajoute celle qui a poussé fort pour lever cette barrière. De l’autre côté, le Collège des médecins du Québec (CMQ) a embauché le Dr Jean-Bernard Trudeau, début 2011, comme secrétaire général adjoint en lui confiant un mandat clair: «Les relations étaient très tendues entre l’OPQ et le CMQ. Je devais rétablir le lien de confiance pour avancer, mais la situation était délicate. On s’aventurait en terrain nouveau avec le projet de loi 41 et, face à l’inconnu, la résistance se manifeste naturellement», observe le médecin de famille qui raconte avoir fait un pas de recul pour prendre la chance de «se laisser suspendre positivement». «En voyant ce qui se faisait ailleurs au Canada, on a eu le sentiment d’être en retard», se remémore le Dr Trudeau. Il dit aussi avoir été surpris par le niveau de formation des pharmaciens communautaires et d’établissement québécois, mais a indiqué que leur expertise sur le médicament et sa trajectoire «nous a rassuré et il a rassuré les pairs». «La méconnaissance de l’autre est source de préjugés, ajoute-t-il. Il fallait prendre le temps de se renseigner. Le déblocage a été possible grâce à l’écoute, au respect et à l’ouverture.» Diane Lamarre convient que l’arrivée de Jean-Bernard Trudeau a coïncidé avec «une ouverture raisonnable du CMQ» qui a fini par aboutir à l’adoption de la Loi 41. Après son entrée en vigueur, retardée en raison d’âpres négociations entre l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires et le ministère de la Santé sur la rémunération des nouveaux actes, les pharmaciens ont vite fait de démontrer leurs compétences. «On avait mis en place un mécanisme de supervision conjoint. Un an après, on avait reçu aucune plainte», signale l’ancienne députée du Parti québécois. Bases établies Ce comité de vigie a permis de «faire tomber les peurs et les cataclysmes annoncés», confirme le Dr Trudeau en soulignant qu’il a eu des «retombées positives» par la suite. «Les craintes étaient levées. Ça a établi les bases qui ont pavé la voie à la Loi 31», adoptée le 17 mars 2020 — six jours avant l’annonce du premier confinement par François Legault — qui a élargi le champ d’exercice des pharmaciens. La pandémie de COVID-19 qui a suivi a été un catalyseur de l’interdisciplinarité, pour les pharmaciens comme pour les autres professionnels de la santé, notamment à travers la campagne de vaccination de masse pilotée par le Dr Trudeau. «On a fait ça rapidement. Tous les ordres de la santé ont répondu présents», s’exclame avec enthousiasme le médecin qui a tiré une bande dessinée de cette «expérience incroyable». «Les pharmaciens qui ne touchaient pas beaucoup les patients ont appris à les toucher pour vacciner. Les vétérinaires ont vacciné des humains. Le Québec a été cité en exemple dans le monde entier quand une diététiste a vacciné le ministre de la Santé. On a même vu une sage-femme prendre en charge une anaphylaxie après avoir administré le vaccin.» Depuis, des avancées significatives ont été accomplies. Les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) ont par exemple acquis la faculté de poser des diagnostics et d’établir des plans de traitement. Les physiothérapeutes ont été autorisés à prescrire des radiographies à des patients blessés à la suite d’un traumatisme survenu depuis moins de 72 heures. Les diététistes-nutritionnistes peuvent désormais prescrire des macronutriments et des analyses de laboratoire, ainsi qu’ajuster des doses d’insuline et des antidiabétiques. Aller plus loin Toutefois, «il y a encore du travail à faire, considère Diane Lamarre. On doit se positionner en réponse aux besoins de la population. Sauf qu’aujourd’hui, les professionnels de la santé se retrouvent figés par le Code des professions. On a besoin d’une mise à niveau [qui est en cours à Québec, NDLR]. Les programmes de formation sont sérieux. Les professionnels y acquièrent de nouvelles compétences. Il faut inventer de nouveaux modèles en conséquence», pense la pharmacienne qui s’appuie sur une statistique pour illustrer son propos. «Deux pour cent des gens ont besoin de cinquante pour cent des soins. Ça prend une équipe multidisciplinaire pour les prendre en charge et les accompagner dans les différentes facettes de leurs conditions complexes. Quand les diagnostics sont posés, il y a toute une gamme de professionnels qui peuvent prendre le relais pour faire des suivis et des ajustements.» Lire aussi: L’émergence des nouveaux prescripteurs Le Dr Trudeau, qui vient d’être nommé par le ministère de la Santé et l’Office des professions co-président d’un comité d’experts sur l’exercice du diagnostic dans le cadre du chantier de l’élargissement des pratiques professionnelles, estime pour sa part que de nouveaux règlements ne sont pas forcément nécessaires. «On a surtout besoin d’agilité réglementaire, d’être moins spécifique pour permettre l’évolution des pratiques en fonction des besoins et des réalités des terrains.» Le médecin cite en exemple les ententes de pratique avancée en partenariat, initiées par la Loi 31, qui permettent aux pharmaciens, aux IPS et aux médecins d’un même milieu de définir leurs modes de collaboration et les activités des uns et des autres. Mieux communiquer et s’informer Diane Lamarre et Jean-Bernard Trudeau s’entendent sur la nécessité de mieux communiquer au sujet des compétences respectives de chaque profession de la santé. «La méconnaissance, c’est encore un frein à lever. La collaboration interprofessionnelle est de plus en plus enseignée à l’université, mais il faudrait qu’elle le soit aussi dans le cadre de la formation continue», avance ainsi le médecin de famille qui encourage les milieux de soins à créer des espaces de rencontres obligatoires et réguliers. «Quand les gens présentent ce qu’ils font, en prenant le temps de le détailler, on apprend toujours de nouvelles choses et on peut être surpris positivement», insiste-t-il. L’ancienne présidente de l’OPQ souligne quant à elle qu’il existe une différence entre interdisciplinarité et collaboration interprofessionnelle. «Si on veut collaborer, on doit se partager les infos, se réunir et échanger sur les patients pour décider de la marche à suivre. Il y a de la place pour travailler mieux ensemble», affirme Diane Lamarre, convaincue que si les professionnels gagnent en autonomie et qu’on les dote d’outils de communication adéquats, «on va gagner du temps au bénéfice des patients». Lire aussi: Pour une communication plus efficace entre médecins et pharmaciens Ces derniers devraient également être éduqués sur les nouvelles activités de chaque profession. «Qui sait que les physiothérapeutes peuvent prescrire une radio dans les 72 heures? Qui sait qu’un pharmacien peut prescrire un traitement contre le zona en attendant la consultation du médecin?» interroge la pharmacienne qui invite le ministère de la Santé à lancer des campagnes de communication sur les trajectoires de soins les plus opportunes pour les patients.

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