Répartition des tâches entre médecins et infirmières: un chantier immense

Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant: le réseau de la santé aurait tout à gagner en efficacité si les compétences des médecins, des infirmières et des préposés aux bénéficiaires étaient exploitées à leur plein potentiel. Cela, les chercheurs du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) le savaient déjà, la littérature scientifique étant probante à ce sujet. Mais ils ne s’attendaient pas à découvrir un chantier d’une telle ampleur. Pour s’en rendre compte, ils ont réalisé des entrevues individuelles avec 33 professionnels de la santé — quelques décideurs et gestionnaires du réseau, ainsi que plusieurs médecins, infirmières et préposés travaillant dans des milieux variés de la grande région de Montréal. Le premier constat est que les ressources ne sont pas exploitées de manière optimale. Les chercheurs ont identifié 38 activités qui pourraient être réparties différemment sans compromettre la qualité des soins. Vingt et une sont des tâches que les médecins pourraient transférer aux infirmières praticiennes spécialisées (IPS) — comme l’évaluation des maux de dos et des difficultés respiratoires ou le suivi postopératoire des plaies — ou déléguer aux infirmières cliniciennes (IC) — la recherche des antécédents, la revue de la médication ou le suivi des patients chroniques, etc. «Cette meilleure répartition libérerait les médecins et leur permettrait de se consacrer à ce qu’ils doivent faire en premier lieu, établir un diagnostic et prescrire si besoin un traitement», observe l’un des auteurs du rapport du CIRANO, Régis Blais. Professeur titulaire à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, il signale que selon les études, le gain de temps oscillerait de 10 à 30% pour les omnipraticiens et rapporte qu’en entrevue, «l’un d’eux a estimé qu’il pourrait inscrire un tiers de patients en plus s’il pouvait confier davantage de suivis aux IPS.» Les chercheurs ont également identifié cinq activités que les IPS peuvent déléguer aux IC, qui peuvent elles-mêmes en déléguer six aux infirmières auxiliaires (IA). Ces dernières peuvent à leur tour transférer six tâches aux préposés aux bénéficiaires. Selon eux, cette réorganisation en cascade améliorerait l’accessibilité aux soins primaires, à qualité constante pour les patients et pour le même budget. «On se doutait que cette réorganisation serait complexe, mais on n’imaginait pas que le défi serait à ce point considérable», indique Régis Blais. Parmi les obstacles, il cite l’organisation hyper complexe du réseau, le manque de connaissances et de respect des compétences propres à chacune des professions ou encore la confusion des rôles et des responsabilités des différentes catégories d’infirmières. «Il existe plus d’une centaine de titres d’emploi différents pour les infirmières, souligne le professeur. Elles ont également cinq niveaux de compétences qu’il est difficile de distinguer sur le papier et sur les planchers, où les IPS, les IC et les IA occupent souvent les mêmes postes.» Des barrières à lever Pour dissiper les confusions et favoriser la collaboration, le rapport mise sur la formation continue en recommandant de «développer des stratégies de communication favorisant la collaboration interdisciplinaire, [qui est une] composante essentielle du partage d’activités». Il suggère de faire davantage la promotion des nouveaux rôles et responsabilités dévolus aux différentes catégories d’infirmières, afin que leurs champs de pratique soient mieux connus. Enfin, il propose la mise en place de protocoles, d’outils cliniques et de lignes directrices qui permettraient d’institutionnaliser le partage d’activités et de l’uniformiser à l’échelle du réseau. «Ça prend également du courage politique ainsi que de la volonté corporatiste. Il faut que les ordres professionnels soient ouverts à l’idée et l’acceptent», précise Régis Blais, en ajoutant que cela ne va pas de soi. Il en veut pour preuve les freins et les obstacles à la profession d’IPS, en dressant un parallèle avec la création de celle des sages-femmes dans les années 90. «Les associations de médecins ont tendance à être prudentes, pour ne pas dire réticentes, car elles pensent que les IPS viennent gruger leur champ de pratique», constate le professeur, convaincu que les infirmières praticiennes pourraient alléger le fardeau des omnipraticiens. «Ça fonctionne très bien en Ontario, pourquoi ça ne marcherait pas au Québec?»

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