Réflexions depuis les urgences: l'histoire d'Aleysha

C'était il y a longtemps. Je travaillais comme interniste communautaire dans une petite ville de la Colombie-Britannique. Je recevais des appels de l’urgence lorsque la situation était grave. Arythmie. Infarctus aigu. État de choc. Insuffisance respiratoire. Surdose. Vous savez, le genre de choses qui finissent aux soins intensifs. Une excellente unité de soins intensifs dans un excellent petit hôpital. Pendant la majeure partie de ces 15 années, j'ai été interniste en solo, au service des 22 médecins généralistes de la ville. Cela impliquait de nombreuses gardes (1:1 la plupart du temps, avec des suppléances occasionnelles et des fins de semaine assurées par des collègues locaux). Ainsi, certaines fins de semaine, je couvrais les besoins en médecine interne de deux communautés. J'avais une voiture de sport rouge vif (une Mazda RX-7), ce qui rendait les choses un peu plus amusantes.Mais ce matin-là, ce n'était pas amusant. C'était tragique.On m'avait appelé aux urgences vers 11 heures du matin. Aleysha avait six ans. Elle s'était effondrée dans la cour de récréation et avait été transportée à notre hôpital. Elle souffrait d'asthme et les statistiques ne mentent pas: des gens meurent d'asthme. Si l'air ne peut pas entrer et sortir, comment un aérosol de bronchodilatateur pourrait-il y faire son chemin?À son arrivée, elle a été placée en salle 1, reliée à un moniteur et une perfusion a été mise en place. Elle était en arrêt cardiaque et ne réagissait plus. Notre inhalothérapeute était en train de la ventiler. Je suis entré en courant pour trouver une équipe d'infirmières réunies autour de son lit, recevant les ordres du médecin généraliste de garde. «Pouvez-vous l'intuber?» m’a-t-il demandé. J'ai regardé son petit auriculaire et j'ai choisi une petite sonde endotrachéale. «Laryngoscope, intubateur, vérifiez le ballon, aspiration, pré-oxygénation, pression cricoïde, faible dose de fentanyl et sux IV – fasciculations – allez!»Ma formation en anesthésie aurait dû rendre le processus routinier, mais je n'étais pas du genre à insérer des tubes respiratoires dans des enfants morts. Tout s'est bien passé. «Ballon gonflé, tube sécurisé, oxygène attaché, sac et position de vérification.» On ne veut pas d'intubation bronchique droite, donc on vérifie les bruits respiratoires dans l'aisselle gauche. «Signes vitaux», ai-je demandé. Il n'y avait pas de pouls, et les compressions thoraciques ont repris.Son électrocardiogramme montre un rythme d'échappement ventriculaire d'environ 30 battements par minute, insuffisant pour générer un pouls palpable. Il s'agit d'une activité électrique sans pouls. «On peut faire un gaz du sang et une chimie, immédiatement? Maintenant, que quelqu'un me donne des antécédents.»Rien n'indique un traumatisme, une surdose, une cardiopathie congénitale ou une septicémie. Juste de l'asthme. Une petite fille normale, qui courait dans la cour de récréation, jusqu'à son effondrement soudain.«Elle est difficile à ventiler», indique l’inhalothérapeute. «Ventoline en ligne, Craig, et ne te retiens pas.» Il ne s'est pas retenu. «Adrénaline 0,3 mg intraveineuse en poussée», ai-je dit, estimant la dose en fonction de son poids. «Elle a l'air euvolémique, alors faites attention avec les fluides intraveineux.» Quelqu'un a mentionné du Solucortef en intraveineuse, et j'ai acquiescé: «Bien sûr».À lire aussi: Le médecin du futurJ'ai regardé l'horloge. Cela faisait 25 minutes que nous pratiquions la RCR et la réanimation, et sa tension artérielle était insaisissable, sauf avec les compressions. Elle ne réagissait plus et ses pupilles étaient dilatées. Le rythme a changé - «bloc cardiaque complet à 28 battements par minute». Nous avions provoqué une activité auriculaire, mais pas de rythme viable. Ni de tension artérielle.À ce moment-là, je me suis arrêté pour retrouver mes repères. Jusqu'à présent, je m'étais appuyé sur mes propres catéchols, sur l'énergie de la salle, sur ma formation en soins avancés en réanimation cardiovasculaire, sur une prière pour un succès. Mais plus le temps passait, plus il semblait que cette enfant était mort.«Est-elle en état d'hypothermie?» («On n'est pas mort tant qu'on n'est pas chaud et mort», me suis-je souvenu).«Non», répond Lana du bout du lit.«Les analyses de sang montrent un potassium de 3,4, un glucose de 6,9, un taux d'hémoglobine et une fonction rénale corrects.» «Voici les gaz... » et une liste de chiffres m'est tendue: pH 7,0 pO2 119 pCO2 30 Bicarb 16. Nous l'oxygénions, mais elle était plutôt acidosique. Une radiographie pulmonaire portable a montré que la position du tube endotrachéal était bonne, et qu'elle n'avait pas aspiré ou fait un collapsus pulmonaire.J'ai essayé de penser à ce que nous pouvions faire pour remettre son petit cœur en marche. À côté de la salle 1 se trouvait un téléphone. J'ai appelé le cardiologue de garde de l’hôpital Royal Columbian. Le Dr Edwards n'était pas dupe. Il m'a dit que les options étaient peu nombreuses à ce stade. «Pourquoi ne pas lui installer un stimulateur cardiaque et voir si un rythme plus rapide lui permet d'avoir un débit?» C'était à une époque précédant l'échographie au chevet du patient et les stimulateurs cardiaques transthoraciques.Je me sentais à l'aise avec la canulation de la veine jugulaire et l'insertion d'un stimulateur cardiaque chez les adultes. Des adultes qui étaient éveillés et consentaient à ce que je manipule une intraveineuse au niveau du cou. Des adultes plus grands qu'Aleysha. Et vivants.J'ai raccroché et j'ai demandé un kit de cathéter central. Je ne sais pas comment j'ai trouvé sa veine jugulaire, mais je l'ai trouvée et j'ai réussi à poser une voie. Avons-nous un fil de stimulateur cardiaque assez petit pour passer par là? À ce moment-là, il est devenu évident qu'Aleysha était morte. Nous étions en train de faire ce qu'il fallait. Nous devions nous arrêter, réfléchir et agir de manière responsable. À l'époque, mes enfants avaient tous moins de 10 ans. Ce bébé dont je m'occupais aurait pu être l'un d'entre eux. J'ai gardé mon sang-froid, mais l'événement était chargé d'émotion.À lire aussi: Les larmes de la souffranceJ'avais appelé le pédiatre de l'hôpital voisin. Il est arrivé, s'est approché du chevet de la patiente; il l'a levé son bras et l'a laissé tomber avec un certain dédain. «Comme du bois», a-t-il dit. «Rigidité cadavérique. Morte.» Ses mots m'ont frappé comme du béton. Je me suis tourné vers l'équipe et j'ai pris la parole. «Arrêtez toute intervention. Laissez le tube et les lignes en place. Le décès a été prononcé à 12h02. Merci à tous d'avoir aidé. Où est la famille? J'ai besoin de leur parler, maintenant.»Le moniteur a enregistré une ligne plate. Les intraveineuses ont été coupées. Un drap fin a été trouvé pour couvrir son torse. J'ai parlé à son père et à sa mère (je ne me souviens pas de leurs noms). «Nous avons tout essayé pour relancer son cœur et ses poumons, mais nous n'y sommes pas parvenus. Je suis vraiment désolé. Elle est décédée.» Ils ont passé du temps avec elle à son chevet. L'attirail habituel de la réanimation a été enlevé et les lumières vives se sont éteintes, tandis qu'ils s'asseyaient à côté de leur fille et lui caressaient le front. Ils l'ont embrassée pour lui dire au revoir et j'ai eu l'occasion de leur parler à nouveau.Ils étaient incroyablement compréhensifs. Ils savaient que l'asthme était toujours une maladie mortelle et qu'Aleysha pourrait bien être en sursis. «Elle a eu la grippe cette semaine et avait de plus en plus besoin de sa pompe.»Le pédiatre était parti dans son bureau, il n'a donc pas apporté de réconfort. J'ai remarqué que certaines infirmières étaient bouleversées, certaines en larmes. Ce n'était pas quelque chose qu'elles avaient déjà vécu. Elles ont poursuivi leur travail pour que la petite se rende «en bas», tout respectant la dignité du dernier jour de cette fillette.Je me souviens de l'histoire d'Aleysha. C'est le seul événement traumatisant (traumatisant pour les soignants) qui ait donné lieu à une séance de débriefing. Le lendemain, nous nous sommes tous réunis dans la salle de conférence. Un facilitateur nous a demandé ce que nous ressentions et a noté l'impact émotionnel du code bleu pédiatrique. C'est la seule fois de ma carrière où cela s'est produit. Je suis aussi fragile que n'importe quel autre être humain, surtout un qui n'est pas habitué aux catastrophes de l'enfance, surtout en tant que père d'enfants du même âge. Note à moi-même et au système dans lequel nous travaillons. Nous sommes des êtres humains. Nous saignons. Un seul débriefing d'événement critique en 35 ans en dit long sur la façon dont nous nous traitons. Nous pouvons faire mieux.

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