Qui prend soin des médecins de famille?

«Les médecins sont souvent des cordonniers mal chaussés. Il y a certains tabous à la consultation. Souvent, les médecins pensent qu’ils n’ont pas besoin de médecin de famille jusqu’à tant qu’ils aient des enjeux de santé», observe la Dre Chantale Brien, directrice de l’intervention, de la prévention et de la recherche au PAMQ. Du 1er juin 2020 au 31 mai 2021, son équipe est venue en aide à 4,1% des médecins et des médecins résidents au Québec. La Dre Brien a hésité avant de commenter cette statistique, puisqu’elle craint le message que cela pourrait envoyer aux omnipraticiens. «La dernière chose que l’on voudrait au programme est de rajouter une pression supplémentaire sur les médecins de famille [pour prendre d’autres patients] qui en ont suffisamment et qui sont nos clients.» Le nombre élevé de médecins sans médecin de famille est néanmoins préoccupant, selon elle, puisque certains ont besoin de consulter rapidement pour un problème physique ou psychologique. «Dépendamment des motifs de consultation, cela peut être extrêmement important qu’il y ait un suivi. Par exemple, s’ils ont besoin de médication ou d’un billet médical, nous ne pouvons pas leur en donner au PAMQ. Ils ont besoin d’un médecin de famille», explique la Dre Brien. Cette statistique ne surprend pas la Dre Anne Magnan, ancienne directrice générale du PAMQ et maintenant consultante en santé des médecins. «Ça fait longtemps qu’il est difficile de trouver un médecin de famille pour les médecins qui consultent au programme. Ce n’est pas nouveau», dit-elle. «C’est préoccupant, puisqu’on sait que des médecins en santé donnent de meilleurs soins», poursuit-elle. Pas de passe-droit Tout comme la Dre Magnan, le premier vice-président de l’Association des médecins omnipraticiens de Québec, le Dr Patrick Bernier, n’est pas tombé de sa chaise lorsqu’il a pris connaissance du pourcentage de médecins sans médecin de famille. «Plusieurs médecins ne consulteront pas tant qu’ils n’ont pas craqué», lance-t-il. Selon lui, il est encore tabou de consulter pour un problème de santé mentale dans la communauté médicale. Puis, s’il a des symptômes de rhume par exemple, le médecin va attendre plus longtemps que les citoyens ordinaires avant de consulter en première ligne, croit-il. Et ça, c’est lorsqu’ils le font. «Comme nous sommes connaissants de la médecine, nous pensons le savoir lorsque quelque chose ne va pas. Et, lorsqu’on pense que c’est grave, nous allons consulter au-delà d’un cabinet de première ligne», affirme le Dr Bernier. Lui-même, s’estimant en bonne santé, n’a pas vraiment l’intention d’avoir un médecin de famille bien qu’il soit inscrit au guichet d’accès à la première ligne «par acquit de conscience». «Il y a tellement de monde qui n’a pas de médecin de famille, j’aurais l’impression de prendre la place des gens qui en auraient plus besoin que moi.» Selon lui, le pourcentage révélé par le PAMQ dénote au moins une chose de positive: les médecins n’ont pas de passe-droit. «Je trouverais la situation plus perturbante si on apprenait que tous les médecins avaient un médecin de famille et que la population n’en avait pas.» La Dre Anne Magnan est du même avis. «C’est aussi difficile pour les médecins que pour la population en général de se trouver un médecin de famille.» Peu soucieux de leur santé Le nombre de médecins sans médecin de famille est-il aussi important dans toute la communauté médicale? Difficile à dire puisqu’au moment d’écrire ces lignes, jeudi matin, ni la Fédération des médecins spécialistes ni la Fédération des médecins omnipraticiens ne nous avait répondu. De son côté, le Collège des médecins du Québec n’a pu répondre à notre demande. Toutefois, l’Association médicale canadienne (AMC) ne comptabilise pas cette statistique, mais estime qu’environ 50% des médecins ne sont pas pris en charge par un omnipraticien. «Les médecins sont peu soucieux de leur santé en général. Habituellement, ils sous-estiment l’impact que certaines obligations professionnelles ont sur la santé mentale. Ce biais-là amène les gens à travailler à fond jusqu’à tant qu’il y ait un point de rupture», explique le porte-parole de l’AMC au Québec, le Dr Abdo Shabah. Celui-ci croit que les médecins sont beaucoup plus portés à essayer de comprendre les problèmes de santé des gens de leur entourage que de comprendre leurs propres problèmes. Un sondage réalisé par ProfessionSanté.ca, auquel une centaine de médecins ont répondu, vient appuyer la statistique du PAMQ et l’estimation de l’AMC: 54% des répondants ont affirmé être inscrits auprès d’un médecin de famille du réseau public, 20% ont répondu «non, mais je me suis inscrit au Guichet d’accès à un médecin de famille» et 2 % ont dit consulter au privé. Ce sondage a également révélé que 14% des répondants se dépannent entre collègues plutôt que d’avoir un médecin de famille. Selon le Dr Patrick Bernier, ce phénomène est plus répandu chez les médecins spécialistes, qui jugent les médecins de famille souvent moins compétents qu’eux. Notre sondage maison ainsi que celui du PAMQ n’ont toutefois pas relevé les données spécifiques des omnipraticiens et des médecins spécialistes. «Nous n’avons pas fait ce calcul-là, mais nous devrions avoir ces informations d’ici un an ou deux. On va avoir un portrait un peu plus clair», termine la Dre Chantale Brien.

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