Quand les patients maltraitent les pharmaciens

«Est-ce que vous ou un collègue avez été malmené par un patient au cours de l'année écoulée?»C’est la question que Jamie Kellar, doyenne associée de la faculté de pharmacie Leslie Dan de l'université de Toronto, a posée à son auditoire lors de sa présentation à la conférence RxTalks de l'Association des pharmaciens de l'Ontario (APO). Presque tout le monde – 95 % du public – a répondu par l'affirmative. «Cela arrive donc fréquemment», a conclu la professeure de neuropsychiatrie après avoir pris connaissance des résultats du sondage en ligne. «Je suis toujours étonnée de constater que nous assurons des soins et des services et que, ce faisant, nous sommes parfois traités de manière irrespectueuse par les personnes auxquelles nous rendons service.»40% des pharmaciens canadiens concernésParmi les mauvais traitements qu'ils ont pu subir ou dont ils ont pu être témoins, les pharmaciens du public ont cité les insultes, les reproches envers le personnel, les cris, les comportements exigeants et irrespectueux ou encore le fait d'imputer au personnel des problèmes d'assurance maladie. Les professionnels ont également fait part de leur sentiment d'impuissance et de dévalorisation, du stress, de l'embarras et de la tristesse qu’ils ont pu ressentir lorsque ça s’est produit.Ces sentiments sont malheureusement généralisés au pays. Dans une enquête réalisée l'année dernière par l'Association des pharmaciens du Canada, près de quatre pharmaciens sur dix ont déclaré être victimes d'abus ou de harcèlement de la part de patients au moins une fois par semaine. Pour deux pharmaciens sur dix, c'est même quotidien.Au Québec, un pharmacien salarié sur deux (48%) et plus de la moitié des pharmaciens chefs confient avoir été victimes de violence verbale au travail de la part des patients lors des deux dernières années, selon le sondage mené en 2022 par l’Association professionnelle des pharmaciens salariés du Québec (APPSQ) auprès de ses membres. Outre l'impact sur le bien-être des pharmaciens et des équipes officinales, le comportement violent des patients peut avoir un impact négatif sur le fonctionnement de la pharmacie, le système de santé et la profession en général.«Les données établissent clairement un lien [entre les mauvais traitements infligés par les patients aux pharmaciens] avec un certain nombre d'éléments tels que l'absentéisme: plus les salariés sont maltraités, plus ils manquent ou viennent au travail sans être totalement présents, signale Jamie Kellar. Nous constatons une diminution des performances au travail, ce qui entraîne du stress et, potentiellement, un épuisement professionnel.»À lire aussi: Quand la surcharge de travail mène à une erreur dans l’exécution d’une ordonnanceL'une des conséquences les plus graves de ces comportements est l'augmentation du nombre d'erreurs. «Nous commettons davantage d'erreurs lorsque nous sommes stressés ou lorsque nous travaillons dans des environnements anxiogènes», confirme-t-elle, ajoutant qu’il est primordial de s'attaquer au problème à l’échelle individuelle, collective et structurelle.La méthode GRIT pour désamorcer une situationAu niveau individuel d’abord, Jamie Kellar conseille de mettre en place une stratégie pour désamorcer une situation difficile entre un patient et un pharmacien. L’un des outils à votre disposition est la méthode GRIT – pour Gather, Restate, Inquire, Talk It Out (Rassembler, reformuler, demander, discuter, ndlr): il s’agit d’un processus consistant à rassembler ses idées, à reformuler un commentaire offensant ou à demander au patient de répéter ce qu'il vient de dire, à lui poser des questions pour obtenir plus d’explications et à discuter.Dans la pratique, cela se traduit par le fait de prendre une pause – au lieu de réagir immédiatement – dès qu'un patient agit de manière inappropriée, pour déterminer s’il vaut mieux régler le problème sur-le-champ ou attendre, en proposant éventuellement de le rappeler plus tard.«Dans certains cas, mieux vaut ne pas tenter de régler le problème immédiatement, indique Jamie Kellar. Vous n'êtes peut-être pas en mesure de répondre calmement, la personne vous a peut-être tellement blessé, mis en colère ou déconcerté que tout dialogue constructif ou utile est alors impossible.»À lire aussi: Violence verbale: c’est désormais «tolérance zéro» en pharmacieLorsque vous avez réussi à déterminer quand et où gérer la situation, répétez le commentaire offensant du patient ou demandez-lui de le faire. Cela lui permettra de clarifier ou de corriger ses propos. Souvent, les patients se sentent gênés lorsqu'ils réalisent ce qu'ils ont dit et finissent par s’excuser.Les points «demande» et «discussion» de la méthode GRIT consistent à creuser davantage pour comprendre l’objectif et les préoccupations du patient, et à entamer une conversation sur la manière dont vous pourriez être en mesure de l'aider. Vous pouvez en profiter pour aborder la question des comportements acceptables en pharmacie.Des politiques claires de tolérance zéroLes stratégies collectives et structurelles sont également essentielles, insiste Jamie Kellar. La mise en place de politiques de tolérance zéro à l'égard des comportements abusifs des patients est un bon point de départ. Ces politiques doivent être claires et affichées dans toute la pharmacie, à l’image de la campagne de sensibilisation diffusée en décembre 2023 par l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), l'APPSQ et l’Association québécoise des assistant(e)s et technicien(ne)s en pharmacie (AQATP).«L'Association canadienne de santé publique (ACSP) propose [aussi] de belles affiches à ce sujet pour donner le ton de ce qui sera toléré ou non dans nos pharmacies», ajoute Jamie Kellar.Dans le cadre de l’élaboration de politiques de lutte contre les comportements abusifs ou agressifs de la part des patients, les établissements ont leur rôle à jouer en instaurant des structures et des procédures adéquates. Existe-t-il aujourd’hui un programme d'aide aux employés auquel un pharmacien peut se référer après une interaction particulièrement traumatisante avec un patient? Existe-t-il des programmes de formation pour permettre à l'équipe de la pharmacie de se former à la gestion de situations difficiles?À lire aussi: Le point de bascule«Il est primordial que ces éléments non seulement existent, mais soient diffusés au niveau structurel», estime la professeure associée.La Cleveland Clinic est selon elle un parfait exemple d'établissement ayant développé une approche solide pour gérer les comportements abusifs ou violents sur le lieu de travail. En effet, cet établissement de santé privé basé à Cleveland (Ohio), et qui possède des cliniques dans le monde entier, dispose d'un comité de lutte contre la violence au travail, d'une plateforme de signalement en ligne, d’affiches placardées dans toutes les unités indiquant que la violence ne sera pas tolérée, de «contrats de comportement» et d'une formation sur l'inclusion ainsi que sur l'intervention psychologique et physique non abusive à destination des soignants.Le «Speak Up Award» récompense en outre ceux et celles qui dénoncent ces comportements abusifs.Il y a aujourd'hui «très peu» d’établissements qui ont mis en place des politiques officielles pour lutter contre la violence des patients à l’égard des professionnels de santé, regrette Jamie Kellar. «C'est relativement nouveau, mais c'est quelque chose vers lequel nous devons tendre.»

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