Projet de loi 15: une énième réforme «stupidifiante»?

Professeur à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke, Yves Couturier est également chercheur en organisation des soins de santé et des services sociaux. Il s’intéresse plus particulièrement à l’implantation des innovations dans la prise en charge de la clientèle âgée et en soins primaires, «deux grandes priorités au Québec depuis des décennies», souligne-t-il. Avec sa collègue Louise Belzile, ils viennent de publier «Stupidité, erreur et apprentissage — Vers des organisations apprenantes en santé et services sociaux». Un livre iconoclaste, fruit de leurs 20 années d’expérience sur le terrain, qui mêle humour teinté de colère, exemples concrets et fondements scientifiques. Les deux auteurs y dressent un portrait peu reluisant du réseau de la santé québécois, une organisation qui démontre, selon eux, une incapacité tenace à mettre en place des solutions durables et efficaces en raison de «processus stupidifiants» à l’œuvre à tous les échelons. «On développe des innovations de qualité, on démontre qu’on peut les implanter, mais elles produisent trop rarement les effets escomptés à cause d’une composante de stupidité que l’on n’ose pas regarder en face», résume le professeur Couturier, avec qui ProfessionSanté.ca a discuté de ce constat à l’aune du projet de loi 15 dont l’objectif affiché est de «rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace». Afin de planter le décor, qu’entendez-vous par «processus stupidifiant»? C’est un ensemble de décisions, d’actions et de comportements individuels et collectifs qui ne répondent à aucune logique et qui, dans le contexte d’une organisation sous contraintes de ressources humaines et financières, conduisent ses acteurs à adopter des pratiques absurdes. Dans le fond, les processus stupidifiants amènent les gens à faire des choses pour de faux ou pas sérieusement. Ils ont alors deux choix: lutter contre, au risque d’être en souffrance et/ou marginalisés, ou intégrer cette routine stupidifiante en faisant semblant à leur tour. En voici un exemple vécu. Lorsque Agrément Canada annonce un an à l’avance sa visite dans un CHSLD, le personnel impliqué dans le menu de la cafétéria décide de le rénover pour qu’il soit plus qualitatif. On multiplie pendant douze mois les réunions de travail, on décide d’un nouveau menu, mais une fois l’agrément obtenu, rien ne change dans l’assiette des résidents, car les priorités ont changé en cours de route. C’est bon pour l’image auprès d’Agrément Canada, mais au final, on l’a fait pour la forme et pour les gens qui ont participé au comité de travail, c’est démotivant. Autre exemple: en 2004, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) décide d’adopter la gestion des cas pour la coordination des soins à domicile. Le cadre de référence sera publié en 2017. Pendant treize ans, les gestionnaires et les professionnels ont essayé empiriquement plein de modèles, sans lignes directrices. L’idée a été brûlée. À travers la grille de lecture que vous développez dans votre livre, peut-on conclure que le projet de loi 15 est une réforme «stupidifiante»? Globalement, oui, et je suis assez sceptique sur sa capacité à atteindre l’objectif qu’il poursuit. Il serait cependant stupide de jeter à la poubelle les 1300 articles du projet de loi. Certains vont dans le bon sens, comme la volonté de constituer un système de santé apprenant grâce à une meilleure collecte des données, d’adopter une culture d’amélioration continue de la qualité ou d’inclure une dimension gestion de changement qui est trop souvent la cinquième roue du carrosse alors qu’elle est essentielle. Autres éléments positifs selon moi, concernant la gouvernance médicale: la présence d’un gestionnaire par établissement et le renforcement des pouvoirs des DRMG [départements régionaux de médecine générale, NDLR]. On a trop laissé les cliniciens faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent. Une pratique médicale sur trois est aujourd’hui inefficace, redondante, voire inutile, tandis qu’on a toujours un sérieux enjeu d’accessibilité aux médecins. Après, est-ce qu’on a vraiment besoin d’une nouvelle réforme centralisatrice après celles de 2004 et 2015? La même logique a été appliquée trois fois dans le temps, par les mêmes gens au MSSS qui ne s’appuient pas sur la science. Il faudrait nous montrer des évaluations sérieuses des réformes de 2004 et 2015 qui n’ont pourtant pas eu d’effets réels sur le terrain. De telles réformes prennent dix ans à métaboliser. C’est la troisième en vingt ans, les gestionnaires sont tout le temps en mode adaptation. En 2004, ils voulaient la réforme. En 2015, ils la détestaient. En 2023, ils sont résignés et vont faire avec. Une posture qui est une source d’inertie et pourrait faire capoter le projet. Lire aussi: Un rendez-vous manqué avec les médecins de famille La stupidité organisationnelle est-elle donc le fait des gestionnaires? Non, car dans l’ensemble le RSSS est sous-géré et le ministre Dubé semble être sensible à cette réalité. Les gestionnaires sont surchargés, ils doivent composer avec une multitude d’enjeux et implanter un flot continu d’innovations. Quand on ne peut pas tout faire ou qu’on n’en a pas les moyens humains et financiers, malgré les injonctions qui viennent d’en haut, on essaye de bien paraître, de montrer qu’on bouge, on crée des comités, on choisit ses batailles et on finit par adopter des processus stupidifiants. Pour ne rien arranger, il y a aussi beaucoup de roulement parmi les gestionnaires. Dès que l’un d’entre eux fait bien sa job, il est promu, son travail est laissé en l’état en attendant la nomination de son successeur qui a stupidement tendance à déconstruire ce qui a été fait avant pour poser sa marque. La pénurie de personnel et le manque de moyens financiers ne sont-ils pas un frein à plus d’«intelligence» au sein du réseau? Les problèmes du système de santé existaient avant la pénurie de main-d’œuvre. On peut même renverser la proposition: il se pourrait bien que la pénurie de main-d’œuvre soit, au moins en partie, une conséquence de processus stupidifiants. Quand les personnels sont traités comme des pions, qu’ils ont de mauvaises conditions de travail, qu’ils croulent sous les tâches et les réunions, c’est démobilisant de voir leurs homologues du privé, qui travaillent parfois sur les mêmes planchers, avoir de meilleurs salaires, moins de responsabilités et être dispensés des comités. On crée ainsi un cercle vicieux stupidifiant qui encourage les personnels du réseau à quitter pour le privé. Le phénomène risque d’ailleurs de s’amplifier si l’on en croit les chercheurs et les intellectuels qui affirment que le projet de loi 15 pose les conditions juridiques à la privatisation de la santé. Si on permet la construction d’hôpitaux privés, on va créer un appel d’air pour les employés du réseau. Pour autant, il est vrai que la pénurie de main-d’œuvre demeure un frein à l’implantation des innovations, car il faut refaire en permanence les formations adéquates. Si des gens sont formés, par exemple à la déprescription des antipsychotiques pour les malades d’Alzheimer hébergés en CHSLD (un cas vécu), mais qu’en raison du taux de roulement, les trois-quarts n’y travaillent plus au bout de deux ans, il n’en reste plus rien alors que tout le monde s’accordait sur le fait que la déprescription est bénéfique pour les patients. Lire aussi: «Le réseau n’a pas besoin de tout ce brouhaha», selon Vincent Marissal Qu’en est-il du budget de la santé? Est-ce un frein? En partie, mais ce n’est pas un enjeu propre au Québec. Tous les systèmes de santé au monde peinent actuellement. Ça relève quelque part d’un débat public à tenir: qu’est-ce qu’on veut comme société et comment on finance la santé et les services sociaux? Aujourd’hui, on n’a pas les moyens de nos ambitions et les ressources ne suivent pas les besoins qui vont s’accroître dans le futur avec le vieillissement de la population. On est toujours en train de courir après. Le gouvernement est très fier d’avoir créé 2600 places dans ses nouvelles maisons pour aînés, mais on a 3500 personnes en attente d’une place en CHSLD et on sait que 6000 personnes âgées de 85 ans et plus vont s’en venir par année. On ne va pas frapper un mur; on est dans le mur! Et c’était prévisible. Ces 2600 nouvelles places ne serviront à rien. Il fallait les faire, mais elles ne changeront pas la donne. Idem pour les soins à domicile (SAD). Ça fait vingt ans qu’on sait qu’il faut investir là-dedans, car c’est la solution pour désengorger les hôpitaux. Or, en matière d’investissement dans les SAD, le Québec est la neuvième province per capita et il n’y a jamais eu autant de personnes âgées bloquées dans des lits d’hôpitaux faute de ressources en SAD. Quelle est la solution pour rompre le cercle vicieux de ces processus de stupidification? Il n’y a pas une solution, mais plusieurs. Déjà, il faut implanter une culture de la qualité et promouvoir son amélioration continue. Il faut un management qui a les moyens et le temps d’accomplir sa tâche. Pour cela, il faut ralentir le rythme des grandes réformes de structure pour que les gens puissent les digérer et il faut attacher des ressources dédiées à toutes les transformations et innovations à mettre en œuvre. Enfin, on doit adopter une culture juste face à l’erreur. Il faut que les personnels puissent parler de leurs erreurs, sans crainte de jugement ni de représailles, pour trouver des solutions afin de ne pas les reproduire. Dans les contextes apprenants, comme dans le secteur de l’aviation, chaque erreur est analysée, on en discute collectivement, on en tire des leçons, on agit sur ses déterminants puis on diffuse les résultats de l’analyse à tout le monde, afin que chacun en profite. «Stupidité, erreur et apprentissage — Vers des organisations apprenantes en santé et services sociaux» (les Éditions JFD, 2023); Yves Couturier et Louise Belzile; 260 pages.

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