Préretraite: des omnipraticiens plongés dans un imbroglio administratif

«J’ai été de bonne foi, j’ai pris les devants et j’ai fait les choses comme il se doit pour éviter que mes patients ne se retrouvent sans médecin de famille. Au final, j’ai le sentiment de m’être fait fourrer.» Le Dr Michaël Stumpf a la retraite amère. Après 32 années de pratique, l’omnipraticien a raccroché son sarrau le 31 décembre dernier. Il s’imaginait que ses ultimes mois d’exercice lui permettraient de lever le pied en revoyant pour une ou deux dernières fois ses patients qu’il suit parfois depuis 25 ans. Sauf qu’en octobre, il a découvert par surprise que nombre d’entre eux n’étaient plus inscrits auprès de lui, puis qu’il ne bénéficiait plus de certains forfaits associés à leur prise en charge. «Lorsqu’ils prenaient rendez-vous, ma secrétaire s’apercevait dans le DMÉ [dossier médical électronique] qu’ils avaient été inscrits ailleurs. J’ai quand même accepté de les recevoir, car certains tenaient à me revoir. D’autres n’arrivaient pas à obtenir de consultation dans le GMF [groupe de médecine de famille] où ils étaient nouvellement inscrits. Quelques-uns avaient aussi des rendez-vous prévus de longue date», explique le médecin qui exerçait à Laval, à la Cité-de-la Santé et au GMF Médi-Centre Chomedey, et comptait quelque 3000 patients inscrits. Après coup, il s’est rendu compte que, pour ces 10 à 12 patients reçus en moyenne par semaine durant deux mois, la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) refusait de payer les montants accordés aux codes de vulnérabilité ainsi que les forfaits de prise en charge. Au total, le clinicien estime le manque à gagner entre 4500 et 5500$. «Ce ne sont pas des montants dramatiques. Le fond du problème n’est pas là, signale le Dr Stumpf. On suit les règles, on veut transférer nos patients pour qu’ils soient suivis, puis on se fait couper sans prévenir. Ça n’a pas d’allure.» Confronté à la même situation que son confrère, le Dr Michel Breton ne mâche pas ses mots envers la RAMQ. L’ancien président de l’Association des médecins omnipraticiens de Laval n’hésite pas à l’accuser de «fraude». «La Régie va faire de grosses économies sur le dos des médecins en préretraite. Ce qui est scandaleux, c’est que ça a été fait en cachette», affirme celui qui prévoit d’arrêter sa clinique le 1er avril prochain. Il explique qu’habituellement, lorsqu’un patient est désinscrit, la RAMQ l’avise peu importe la raison (décès, inscription ailleurs ou désinscription volontaire). «Là, je n’ai pas été averti», déplore le médecin âgé de 66 ans qui a découvert la chose lorsque le GMF-R où il pratique — le Centre médical Laval — a comptabilisé les patients inscrits pour s’assurer qu’il respectait bien les critères de la désignation «Réseau». Pour sa part, le Dr Breton évalue à la louche qu’il a ainsi perdu de 5000 à 10 000$ ces derniers mois. Une somme rondelette, certes, mais il regrette surtout de vivre une fin de carrière houleuse. «Je m’en serais volontiers passé. Tout est devenu compliqué», avoue-t-il dans un soupir en considérant que la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) a été «un peu faiblarde dans ce dossier-là. On va être nombreux à prendre notre retraite dans les prochaines années, ça n’augure rien de bon». Dommage collatéral aux inscriptions de groupe Alertée l’automne dernier par quelques membres concernés, la FMOQ dit «comprendre le ressenti» de ces médecins. «C’est plate et fâchant, mais la situation est hors de notre contrôle», indique toutefois le directeur des communications de la Fédération, Jean-Pierre Dion. Il convient que ce n’est «pas un dossier simple» en ajoutant que la situation vécue par ces omnipraticiens en préretraite est «un dommage collatéral à quelque chose de positif». La chose en question, ce sont les inscriptions de groupe instituées par l’entente visant à accroître l’offre de services en première ligne, conclue en mai dernier. Lors des négociations qui l’ont précédée, la FMOQ souhaitait que ces inscriptions auprès d’un GMF bénéficient en priorité aux 500 à 600 000 patients «vraiment orphelins» qui étaient alors inscrits au guichet d’accès à un médecin de famille (GAMF). En revanche, pour les quelque 200 000 patients qui figuraient au GAMF en raison de la retraite programmée de leurs médecins traitants, mais qui restaient encore en activité, «on voulait qu’ils puissent continuer à les suivre jusqu’à ce qu’ils cessent de travailler», signale Jean-Pierre Dion. «Malheureusement, on nous a répondu que c’était techniquement impossible de distinguer les patients vraiment orphelins des autres.» Lire aussi: Êtes-vous prêt à prendre votre retraite? Résultat, les omnipraticiens qui anticipent leur retraite et signifient à la RAMQ leur intention en lui envoyant le formulaire 4205 pour permettre à leur patientèle de s’enregistrer au GAMF «perdent» leurs patients dès qu’ils retrouvent un médecin de famille ou sont inscrits dans un GMF. Par ricochet, ils perdent certains avantages reliés aux patients inscrits - comme les forfaits annuels de prise en charge qui pouvaient leur être alloués - et ils ne peuvent plus facturer les consultations pour patients vulnérables (59,80$ pour une visite de suivi). À la place, ils doivent facturer une «visite ponctuelle complexe» au tarif de 47,05$. La RAMQ dit n’y être pour rien De son côté, la RAMQ se défend des accusations de malversation et de changements en catimini. «Aucune fraude n’a été commise. Notre rôle est d’appliquer les règles et modalités des ententes de rémunération conclues entre le MSSS et la FMOQ. De ce fait, la RAMQ s’assure de l’intégrité des inscriptions des patients, que ce soit auprès d’un médecin de famille ou d’un groupe de médecins», explique la porte-parole de la Régie, Caroline Dupont, en précisant qu’en l’occurrence, les montants versés aux omnipraticiens concernés sont cohérents avec les modalités négociées entre le ministère et la Fédération. De plus, elle souligne que les médecins sont toujours informés des modalités de rémunération applicables et que des instructions de facturation leur sont envoyées dès qu’un changement entre en vigueur. «Ils peuvent également vérifier, via le service en ligne Inscription de la clientèle des professionnels de la santé ou via leur DMÉ, si un patient est inscrit à leur nom», informe la porte-parole, ajoutant «chaque fermeture d’inscriptions réalisée est justifiée par une action provenant du médecin, du citoyen ou du réseau de la santé». Pour pallier les désagréments suscités par cet imbroglio administratif, tant pour les médecins que pour leurs patients, la FMOQ a mis à disposition de ses membres le formulaire 4055 qui permet aux médecins en préretraite de réinscrire les patients dont ils veulent conserver le suivi. Celui-ci est disponible via la Foire aux questions relatives à l’entente sur l’accès aux soins de première ligne. Le Dr Stumpf a rempli ce formulaire pour quelques patients, «mais quels bordel administratif et travail additionnel pour le secrétariat cela occasionne! Et en plus, les patients se retrouvent à nouveau retardés dans leur prise en charge ultérieure… Ça ajoute à la frustration».

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