Première ligne: «Il n’y a pas de modèle idéal, mais…»

Membre de la Société royale du Canada, de l’Académie canadienne des sciences de la santé et de l’Académie des sciences sociales du Royaume-Uni, Jean-Louis Denis est un expert mondialement reconnu des questions de gouvernance en santé. Jusqu’ici professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal (ESPUM), à l’École nationale d’administration publique (ENAP) et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le design et l’adaptation des systèmes de santé, le chercheur québécois a déménagé cet été en Ontario. L’anthropologue de formation est dorénavant professeur à l’Institute of Health Policy, Management and Evaluation de l’Université de Toronto et titulaire de la Chaire de recherche de l’Ontario sur les politiques de santé et la modélisation des systèmes.Au printemps 2023, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) l’a sollicité pour dresser un inventaire des modèles de gestion de première ligne, ailleurs au Canada et dans le monde. Son rapport, qui sera présenté cet automne aux membres de la Fédération, a inspiré le nouveau modèle proposé par la FMOQ au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) dans le cadre des négociations sur renouvellement de l’entente-cadre qui fixe la rémunération des médecins de famille (voir encadré ci-dessous). Alors que l’accessibilité aux soins de première ligne demeure un enjeu sérieux au Québec, en dépit des réformes qui se sont succédé dernièrement (GAP, inscriptions collectives, élargissement des champs d’exercice des professionnels de la santé, etc.), Jean-Louis Denis a livré le fruit de sa recherche et de ses observations lors d’une entrevue-fleuve avec ProfessionSanté.ca.D’entrée de jeu, le professeur mentionne que sa prémisse est qu’il n’existe pas un modèle idéal, duplicable n’importe où, qui répond à tous les problèmes. «Mon approche a plutôt consisté à regarder dans la littérature afin de voir s’il est possible de s’inspirer de choses qui se font ailleurs pour designer un modèle qui répond aux grands défis de la première ligne, dans un contexte connu depuis 50 ans.» Dans cette équation, il préfère d’ailleurs employer le terme «soins primaires», qui englobe tous les soins de santé essentiels, de proximité, prodigués par un large éventail de professionnels, tandis que celui de «première ligne» renvoie davantage à des soins médico-centrés ou délivrés par les médecins.Selon lui, le contexte se formule donc ainsi: «Des soins primaires bien développés, dans lesquels on investit suffisamment, sont le fondement d’un système performant. Plus les soins primaires sont capables d’absorber la demande de soins, plus on peut penser que le système aura moins de problèmes de performance», énonce le chercheur en ajoutant que l’«on cherche tous (en tant que patient) à avoir une ressource de soins accessible, connue, fiable, à proximité, qui répond à 90 ou 95% des besoins de santé d’une vie, sachant que le gros de nos besoins commande un suivi longitudinal.»Quant aux défis que les soins primaires doivent relever, ils sont également connus: vieillissement de la population, prévalence accrue des maladies chroniques et des comorbidités et épidémie de santé mentale. Trois enjeux qui pèsent sur la demande de soins et qui «militent en faveur de regroupements de professionnels de santé au sein desquels le médecin est entouré d’autres expertises pour assurer la continuité des soins et des suivis.»Trois lignes de forcePartant de là, Jean-Louis Denis s’est aperçu que trois lignes de force se dégagent des modèles d’organisation des soins primaires qui ont prouvé leur efficacité. «Ils s’appuient d’abord sur une pratique partagée. L’idée d’équipe interprofessionnelle n’est pas nouvelle, mais elle a fait ses preuves. Le groupe peut ainsi offrir un panel de services qui ne reposent pas sur les seules épaules du médecin de famille», explique-t-il.Ensuite, ce groupe doit être en capacité d’offrir des soins intégrés et coordonnés. Ceux-ci peuvent être internalisés ou faire l’objet d’«ententes formelles de référence avec d’autres ressources si la condition du patient le nécessite», précise le professeur en constatant qu’aujourd’hui au Québec, les équipes de soins primaires doivent «magasiner des services à droite à gauche. L’idée est plutôt d’avoir une formule clé main», où les corridors sont planifiés à l’avance.La dernière ligne de force repose sur la notion de responsabilité populationnelle. Le groupe doit s’organiser pour être en mesure de répondre aux besoins spécifiques de la communauté qu’il dessert, mais pas seulement. «Classiquement, on répond aux besoins des gens qui cognent à la porte. Dans une logique de responsabilité populationnelle, le groupe doit être proactif pour contribuer à l’amélioration de la santé de la population d’un territoire donné», indique-t-il en prenant l’exemple d’une communauté où le taux de prévalence du diabète de type 2 est élevé. «Le groupe va développer des partenariats avec les ressources locales afin de créer un programme de prévention pour réduire l’incidence du problème.» Autrement dit, en bon anglais, il s’agit de passer du «on demand» au «reaching out».Une fois que l’on a dit ça, par quoi commencer? «Il faut prendre au sérieux la question de la pratique partagée», souligne l’universitaire. «Dans une vision de groupe élargi, on a besoin d’un éventail de prestataires de soins. Pas juste des auxiliaires, mais des professionnels dont l’expertise est installée avec autant de légitimité que celle des médecins.» Selon lui, ce prérequis ne serait plus un enjeu au Québec, les groupes de médecine familiale (GMF) ayant déjà fait un bout du chemin. «Les médecins nous ont confirmé que c’est déjà un acquis pour eux. En revanche, là où on frappe un premier défi, c’est avec le partage de la responsabilité des patients au sein du groupe. Elle ne doit pas incomber qu’aux seuls médecins», notamment en heures défavorables ou les fins de semaine. En d’autres termes, tout le monde doit être logé à la même enseigne et assurer des gardes.En ce sens, le Jean-Louis Denis trouve que l’inscription individuelle de patients auprès d’un médecin attitré n’est pas une avenue pertinente. «Si les ressources sont disponibles, on peut grandement améliorer l’accès en confiant le suivi à d’autres professionnels. Ce que l’on veut comme patient, c’est avant tout de bénéficier d’une prise en charge qui évolue en fonction de nos besoins, de nos problèmes de santé et notre lien avec le médecin peut être plus ou moins étroit. La réponse doit être basée sur le partage des rôles et des responsabilités», insiste-t-il.Lire aussi: Interdisciplinarité: pas assez loin, pas assez vite, selon les praticiensGouvernance partagéeL’autre défi, directement rattaché à celui de la pratique partagée, c’est la disponibilité des ressources humaines, qui fait actuellement défaut. En théorie, le programme ministériel de financement et de soutien professionnel pour les GMF prévoit que les établissements allouent des professionnels (infirmières, inhalothérapeutes, physiothérapeutes, travailleurs sociaux, etc.) — et paient leurs salaires — dont le nombre varie selon la patientèle inscrite. Or, bien souvent, ces postes sont vacants ou subissent un taux de roulement élevé, ce qui irrite passablement les médecins de famille.«Personne n’a de baguette magique. Ces ressources ne s’inventent pas du jour au lendemain. C’est bien beau de dire “j’ai besoin de 1,5 travailleur social”. S’il y en pas, y en pas», relève le chercheur. Ceci dit, il souligne que la responsabilité populationnelle ne relève pas que des GMF, mais qu’elle incombe aussi, et tout autant aux établissements. «Il y a un arrimage à trouver entre cette responsabilité et le partage des ressources», convient le professeur en estimant qu’il y a matière à expérimentation et à innovation pour définir des stratégies de développement des ressources humaines, en partenariat entre les groupes et les établissements, afin de les adapter aux réalités locales qui diffèrent de l’Abitibi au Centre-Sud-de-Montréal. Dans cette logique qui tend à la collaboration, Jean-Louis Denis considère qu’il faut «quitter l’univers où les médecins ont tout le contrôle». Il préconise un modèle d’organisation des groupes de soins primaires où la gouvernance est intégrée et partagée entre les professionnels de la santé. Au-delà du volet gestion administrative, il souligne que la gouvernance clinique est un facteur clé de succès au sein des groupes. «La littérature est unanime. En première ligne, comme en deuxième ou en troisième, une grande partie des gains de fonctionnement et de performance dépend de l’expertise clinique. Il existe une réserve latente d’amélioration dans les protocoles de soins, les guides de pratique, les algorithmes de décision, les études de cas, le contrôle qualité, l’audit des prescriptions, etc.»Lire aussi: Médecine de famille: déception, colère, inquiétude et espoir«Pour bien faire ça, poursuit le professeur, on a besoin d’un environnement organisationnel riche, qui nous appuie et a du leadership. Car la littérature nous apprend également que vous pouvez être le meilleur professionnel, engagé, dévoué, mais vous avez besoin d’une organisation solide pour rester le meilleur. La conséquence, c’est que les médecins doivent accepter le fait organisationnel de même que le leadership exercé par l’organisation.»Enjeux à résoudreTransposer ce modèle au Québec ne sera pas une sinécure. «Le lien entre les groupes de soins primaires et les autres composantes du réseau de la santé n’est pas anecdotique. C’est un élément majeur de l’intégration et de la continuité de soins», spécifie Jean-Louis Denis. Il observe qu’historiquement, les références entre professionnels se font de façon informelle, par réseau de connaissances. «Ça va toujours exister, mais c’est nettement insuffisant pour s’assurer que les groupes puissent recourir aux expertises dont ils ne disposent pas. Pour l’instant, ça me semble un gros enjeu.»L’autre enjeu, c’est la capacité des GMF à s’organiser en fonction du contexte et des besoins de leurs communautés. «Le modèle proposé par la FMOQ n’est pas présenté comme tel dans notre rapport», précise le chercheur. «Ils ont travaillé sur un modèle générique. C’est peut-être une façon d’engager la conversation avec le MSSS pour en arriver à différents modèles empiriques. Mais si le ministère applique sa politique du “one size fits all“, ça ne peut pas marcher.»Enfin, le dernier frein selon lui, c’est la pression ressentie par les professionnels de la santé, tout particulièrement les omnipraticiens, qui finit par les décourager. Là encore, «ce n’est pas un problème anecdotique», affirme l’universitaire. «Quand on choisit la médecine familiale, on s’engage dans quelque chose qui nous anime. On a la passion de ce qu’on fait. Ce sentiment que la médecine familiale est la poubelle du réseau, sur laquelle on déverse tout ce qui ne va pas pousse, les médecins au désengagement. C’est un vrai problème de fond. Les problèmes d’organisation, on peut apprendre à les résoudre, mais on a besoin de leur engagement pour contribuer à la rénovation de la première ligne. Sans eux, on n’y arrivera pas. Qu’une profession si valorisée autrefois soit aujourd’hui en crise, ça m’interpelle vraiment.»

Première ligne: «Il n’y a pas de modèle idéal, mais…»

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