«Pourquoi le ministre utilise la ligne dure?»

En entrevue avec Profession Santé, Christian Dubé déclarait en février 2022: «C’est sûr que mon approche en est une de négociation, ça, c’est certain, je suis comme ça. Je ne suis pas dans le bashing du tout, les gens peuvent vous le dire.» Deux ans jour pour jour après, le ministre de la Santé annonçait à brûle-pourpoint le dépôt d’un règlement visant, entre autres, à obliger les omnipraticiens à inscrire individuellement 13 000 patients vulnérables de catégorie A et B.En pleine négociation de l’entente de rémunération des médecins de famille, son annonce dans les couloirs de l’Assemblée nationale a surpris et déçu la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), comme les praticiens. «Dubé a toujours eu un bon ton avec les omnis. Je ne comprends pas ce durcissement», témoigne l’un d’eux sous couvert d’anonymat. «Mon impression est qu’il y a eu des désaccords à porte fermée entre le ministre et la FMOQ», envisage-t-il. «Je ne comprends pas ce qui cloche. Le problème est relativement simple à régler et la FMOQ dit publiquement qu’elle veut le régler (…) Si c’est vrai, pourquoi le ministre utilise la ligne dure?»Qui plus est, ce changement de ton et de posture a été appuyé par François Legault qui a par la suite taxé la FMOQ d’être «un syndicat qui veut le moins de contraintes possible», le premier ministre ajoutant qu’«il est temps que les Québécois soient pris en charge par des GMF».Lire aussi: «Je ne suis pas dans le “docteur bashing”, bien au contraire»Pour le Dr Michel Breton, «c’est facile de braquer la population contre les médecins. Le docteur bashing est toujours payant», regrette l’ancien président de l’Association des médecins omnipraticiens de Laval, aujourd’hui en préretraite active. Selon lui, «c’est la même rengaine depuis 40 ans. On essaye de fonctionner par la contrainte. On veut contrôler ces maudits docteurs qui sont des travailleurs autonomes. Ce faisant, on tue leur professionnalisme.»La Dre Isabelle Leblanc y voit pour sa part une manœuvre de diversion. «C’est sûr qu’il y a beaucoup de patients vulnérables en attente (sur le guichet d’accès à un médecin de famille), mais ce n’est pas de notre ressort. C’est au ministère de nous transmettre les listes pour qu’on les inscrive.» Selon la présidente des Médecins québécois pour le régime public (MQRP), le ministre Dubé cherche ni plus ni moins à détourner les regards des autres enjeux du réseau de la santé, parmi lesquels figure l’exode des médecins vers le privé. En faisant référence aux 501 omnipraticiens qui se sont désaffiliés de la Régie de l’assurance maladie du Québec en 2023, la Dre Leblanc affirme qu’«avec ces médecins-là, la liste des 13 000 patients vulnérables se réduirait rapidement».«Suggestion: que les 501 médecins de famille partis au privé prennent chacun en charge 26 patients vulnérables pour compenser tous ceux qui ont été laissés derrière et tout est réglé.» - Dr Alain Vadeboncoeur, sur X (ex Twitter)Manque de moyensD’un côté, le Dr Benoit Heppel comprend que «les patients les plus vulnérables ne soient pas laissés orphelins. Par contre, il est devenu clair maintenant que la longue liste d’attente pour un médecin de famille n’est pas le résultat de (notre) paresse». L’omnipraticien au GMF-U des Deux-Rives, à Sherbrooke, déplore ainsi le temps qu’il passe à gérer de la paperasse souvent inutile ou à remplir des formulaires stupides. Il considère surtout que l’ajout de ressources professionnelles au sein des GMF - travailleurs sociaux, psychologues, inhalothérapeutes, infirmières, etc. - permettrait de déléguer plusieurs tâches. «J’ai moi-même mené des statistiques dans ma clientèle… et résultat: 50% des rendez-vous que j’effectue en cabinet pourraient être fait par un autre professionnel… Alors, imaginez combien de patients de plus je pourrais prendre en charge!» Le momentum de l’annonce de Christian Dubé ne doit rien au hasard, selon la Dre Leblanc. «Il ne faut pas être naïf, c’est une posture de négociation.» En attendant la publication du fameux règlement promis par le ministre, la médecin estime que «la gestion à la carotte a des limites. Dès que le gouvernement veut faire faire quelque chose aux médecins, il nous donne des bonis et/ou nous menace de sanctions financières. Tout est monnayé alors qu’il devrait plutôt parler à notre conscience professionnelle. On ne vient pas en médecine pour se jouer du système en faisant la course aux bonis.»Le Dr Breton abonde dans le même sens. «À chaque fois qu’on ajoute des contraintes, les gens s’organisent pour vivre avec et ça crée des perversions dans la pratique», affirme l’omnipraticien qui prend l’exemple du GAP, le guichet d’accès à la première ligne. «Certains se sont départis de leur clientèle pour la reprendre en consultation via le GAP, car c’est plus payant.» Selon lui, il faut sortir de cette dynamique de la carotte et du bâton et revenir à la liberté d’exercice. «On doit redonner aux cliniciens le pouvoir de s’épanouir dans une pratique médicale noble, au service de leurs patients, en faisant appel à leur conscience et à leur responsabilité professionnelle. Il y en a toujours qui vont courir après la piastre, mais l’immense majorité veut faire du bien à la population.»Lire aussi: La FMOQ envoie une mise en demeure au ministre DubéDans l’immédiat, le Dr Heppel craint que «cette annonce aura un impact sur nos jeunes étudiants en médecine qui verront là une mauvaise publicité pour cette profession et cela mettra encore plus de pression sur des médecins qui sont rendus à l’âge de la retraite et qui décideront de quitter.» La Dre Leblanc constate déjà cet effet délétère sur la relève au sein du GMF-U de l’hôpital St-Mary, à Montréal, où elle pratique et enseigne. «C’est difficile, voire impossible, de convaincre les résidents en médecine de famille de faire de la prise en charge. Ils veulent faire du remplacement ou pratiquer au privé. Or ce n’est pas le privé qui prend en charge la clientèle vulnérable, car elle n’est pas assez rentable.»12 rendez-vous en plus par anPetit rayon de soleil dans ce climat morose: le ministre de la Santé a annoncé mardi deux mesures visant à alléger le fardeau administratif des médecins de famille. Selon le communiqué du gouvernement, «ces améliorations permettront d’ajouter plus de 138 000 rendez-vous médicaux par année pour les Québécoises et les Québécois». Rapportés au nombre d’omnipraticiens en exercice (10 077 en date du 31 décembre 2023), cela représente 12 consultations par an et par médecin.«Quand on sait qu'on estime que plus de 20% de la charge de travail des médecins de famille au Québec est liée à des tâches administratives plutôt qu'en soins directs à la population, c’est un pas dans la bonne direction et nous le saluons», a réagi dans un courriel Jean-Pierre Dion, le porte-parole de la FMOQ. «Une fois cela dit, il est clair qu'au-delà de ce premier pas, la Fédération souhaite qu’on aille plus loin.»

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