Pourquoi le fait d'être un patient est une pilule si difficile à avaler?

Alors qu’il était traité pour un cancer hématologique agressif, l’ancien chef d’un département de médecine d’un grand hôpital universitaire m’a dit qu’il souhaitait pouvoir accrocher à sa tête de lit une pancarte portant l’inscription PIP: Previously-Important-Person (personne auparavant importante). Malgré des réalisations, des compétences, des diplômes et un statut extraordinaires, il avait l’impression, en tant que patient, d’être un amalgame de morceaux, de membres, de fluides corporels, d’organes et d’orifices, tous désormais suspects, certains plus déviants que d’autres — et la plupart, à son goût, beaucoup trop facilement exposés. Pourquoi le fait d’être un patient est une pilule si difficile à avaler? Au-delà de l’inquiétude ou de l’affection qui vous amène à consulter un médecin, il y a quelque chose de profondément irritant dans la condition même de patient. Qu’il s’agisse de prendre un rendez-vous médical, d’attendre d’être reçu dans une clinique ou un hôpital, ou d’être examiné sous le regard attentif d’un professionnel de la santé, le fait d’être un patient perturbe notre sentiment d’intégrité, le rongeant tel un termite existentiel. Cette réalité s’explique par le sentiment que notre identité est attaquée et que l’érosion de notre personnalité menace d’altérer l’essence de qui nous sommes vraiment. Il ne devrait pas en être ainsi. Le sentiment que nous avons d’être une personne est fortement individualisé et repose sur des expériences et des relations personnelles, des affiliations, des attitudes, une culture, des croyances, des capacités, des opportunités et des connexions, des inclinations et des manies. En d’autres termes, la personne que vous êtes est très spécifique et unique; il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais plus, de personne exactement comme vous. Le fait d’être un patient, en revanche, repose entièrement sur des éléments génériques. Les différentes parties du corps sont censées se comporter de manière exacte et prévisible, quel que soit leur propriétaire. Avec tout le respect que je vous dois, que vous soyez prince-sse ou pauvre, poète ou pilote, vos organes sont à peu près identiques, dans leur forme et leur fonction, à ceux de tout le monde. Et c’est là que réside le problème du patient. Dès que nous entrons dans le système de soins de santé, l’attention se déplace de notre identité à la maladie ou au problème auquel nous sommes confrontés. Ce changement met notre identité en péril. Une infirmière expérimentée, spécialisée dans les dialyses, m’a dit un jour qu’elle avait fini par considérer les patients comme des reins sur des jambes. Le statut de patient éclipse le statut de personne, projetant une ombre qui sape l'essence de ce que nous sommes. C’est mauvais pour les patients et leurs familles; c’est également mauvais pour les prestataires de soins, car la déconnexion émotionnelle et l’objectivation des patients sont le signe avant-coureur d’un épuisement professionnel. Lire aussi: Les plaintes les plus étranges des patients Une approche visant à réduire ce type de traumatisme existentiel commence à s’imposer, à travers le concept de la Question sur la dignité du patient (QDP ou PDQ en anglais). La QDP consiste à demander aux patients: «Qu’ai-je besoin de savoir sur vous en tant que personne pour prendre soin de vous le mieux possible?» Cette question constitue la base d’une brève conversation de cinq à dix minutes, centrée sur la personne. Qu’est-ce qui compte pour vous? Quelles sont vos convictions profondes? De quoi ou de qui vous préoccupez-vous le plus? Quelles sont les relations et les interactions les plus importantes pour vous? En répondant au questionnaire, les patients sont interrogés sur la manière dont ils souhaitent être perçus ou compris en tant que personne par leur équipe soignante. Ces conversations sont résumées en quelques paragraphes puis, avec l’accord du patient, sont inscrites dans son dossier médical. Bien qu’il soit surtout utilisé pour les patients atteints d’une maladie grave, la QDP est pertinente dans tous les domaines de la médecine. Que vous consultiez pour des soins médicaux de routine, que vous vous trouviez en fin de vie, ou quelque part entre les deux, votre identité et la reconnaissance de qui vous êtes en tant que personne sont importantes. Et les choses que les gens révèlent par le biais de la QDP changent profondément la façon dont les professionnels de la santé les perçoivent. J’ai survécu à des abus dans mon enfance. Mon fils lutte contre le cancer. J’ai peur de mourir seul. Je suis un ancien chef de service de médecine. Pendant la pandémie de COVID-19, la fille d’une patiente sous respirateur en soins intensifs a raconté que sa mère avait survécu au meurtre probable de son premier enfant et qu’elle était une leader spirituelle au sein de sa communauté. Elle a déclaré que le fait de répondre au questionnaire lui avait permis de faire savoir à l’équipe soignante que sa mère «n’était pas une personne ordinaire». Lire aussi: Comment le patient nouveau veut-il être soigné? Ce type de révélation modifie profondément, et à jamais, l’optique du prestataire de soins, en lui permettant d’apprécier les patients en tant que personnes, au-delà de la pathologie qui les a amenés à consulter. C’est une bonne chose pour les professionnels de la santé, car cela les aide à éviter l’indifférence émotionnelle qui peut conduire à l’épuisement professionnel, tout en rétablissant un lien humain qui leur permet d’être eux-mêmes plus entiers. C’est également une bonne chose pour les patients et leurs familles, car cela permet de s’assurer que le statut de patient n’éclipse pas celui de personne. Il est difficile d’être un patient, surtout lorsque cela nuit au sentiment d’être toujours soi-même. Il s’avère que c’est la pilule la plus difficile à avaler. Le Dr Harvey Max Chochinov est professeur de psychiatrie à l’Université du Manitoba et auteur de Dignity in Care: The Human Side of Medicine, récemment publié aux éditions Oxford University Press. Vous souhaitez vous aussi faire valoir votre point de vue sur un enjeu du système de santé? Apporter une réflexion vis-à-vis de votre profession? Envoyez-nous un texte d'opinion à titre de professionnel de la santé ou d'association en santé, afin qu'il soit relayé sur le site. Plus d'infos >

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