Piste de réflexion - Le suicide des hommes : Écopsychiatrie d'une catastrophe sanitaire

La rubrique « faits divers » des médias fait régulièrement mention de la violence des hommes notamment à l’égard des femmes et des enfants, et, très souvent, ils retournent cette agressivité contre eux-mêmes, comme en témoigne l’actuelle épidémie mondiale de suicides qui les frappe prioritairement. Son épidémiologie nous indique clairement que les hommes sont vulnérabilisés par un environnement qui leur échappe et qui altère leur image, une donnée que confirme notre travail de psychiatre avec le grand public, particulièrement à l’urgence.L’Organisation mondiale de la santé (OMS) fait état à l’échelle planétaire de trois suicides d’hommes pour un de femme, avec un pic entre 18 et 39 ans, mais cette épidémie meurtrière n’est pas répartie géographiquement de manière équitable. Au Québec, des régions éloignées en lutte pour leur survie, comme la Gaspésie et l’Abitibi, sont les plus touchées si l’on fait exception de certaines réserves amérindiennes où le risque suicidaire peut être cinq fois supérieur à la moyenne.On rencontre cette même dynamique territoriale en Écosse ou le Centre for Rural Health définit les zones rurales et isolées comme étant prioritairement à risque. En Espagne, des études indiquent qu’en Galicie, depuis 30 ans, le taux de suicide parmi les jeunes adultes a augmenté de 15 % dans les régions les plus démunies.Par ailleurs, une étude de l’OMS indique que le taux de suicide des Estoniens d’origine russe a augmenté de 39 % depuis l’indépendance de l’Estonie obtenue en 1991, soit à partir du moment où cette population, stable et dominante, a été brutalement insécurisée. La courbe ascendante des suicides est parallèle à la stagnation ou à la détérioration des territoires. Une situation que l’on retrouve au sein des villes elles-mêmes, comme le souligne une récente étude de Statistique Canada à Montréal, qui nous apprend que les adolescents des quartiers pauvres risquent quatre fois plus de se suicider que ceux des quartiers riches.Le Dr Jean Dominique Leccia Une épidémie urbaineVéronique Dupéré, l’auteure principale de cette étude, note qu’indépendamment des revenus ou des aléas familiaux, le quartier lui-même a un effet néfaste, « la pauvreté du quartier est un facteur de risque en soi ». On retrouve sensiblement cette même répartition inégale des suicides dans toutes les métropoles issues de la mondialisation. « Le suicide y apparaît plus facilement comme une stratégie pour faire face à un événement difficile », conclut Mme Dupéré. La pulsion de mort qui hante certains territoires fragiles ou fragilisés frappera les populations d’hommes les plus sensibles et les plus déstabilisés.Au centre-ville de Montréal, parmi les jeunes itinérants de la rue, le taux de suicide médian est multiplié ordinairement par trois, parfois par cinq dans le cas d’adolescents ayant été plusieurs fois déplacés dans leur enfance et n’ayant pas réussi à intérioriser un sentiment d’attachement protecteur. Un sentiment qui, par ailleurs, peut se perdre : après les fermetures de General Motors à Boisbriand, Seagram à Lasalle et Alcatel dans l’est de Montréal, on a enregistré des suicides d’employés et d’ouvriers qui auparavant fonctionnaient normalement et qui se retrouvaient soudain aux prises avec un sentiment de désarroi face aux effets locaux d’une nouvelle économie mondialisée sur laquelle ils n’avaient aucune prise.Une épidémie sexuéeAinsi, au-delà des situations de stress communes aux humains, quel que soit le sexe, les hommes seraient plus sensibles à l’insécurité territoriale. La perte de pouvoir et de maîtrise sur leur environnement renvoie à une impuissance qui demeure leur hantise et à laquelle le suicide s’offre comme solution. Confronté à un espace menacé et menaçant, l’homme exprime son malaise moins par une symptomatologie des humeurs ou un vague sentiment de blues, que directement par des symptômes incorporés, allant jusqu’au suicide. Le corps sans mots se retrouve en première ligne pour exprimer le malaise existentiel, il dérive et tente souvent de se fixer avec des dépendances diverses : alcool, drogue, sexe, jeu. Ces tentatives d’accrochages associés aux passages aux actes violents précipitent fréquemment la perte des sujets. En état d’apesanteur, ces hommes sont incapables d’individualiser tristesse ou désespoir, qui sont les dernières balises de détresse signalant l’imminence d’un danger. Un danger d’autant plus grand que leur estime de soi est à plat : rupture, chômage, faillite, etc., au moment où le statut et l’image des hommes se métamorphosent ou se dégradent. Dans un tel contexte, perdre le contrôle de son environnement devient dangereux et explique sans les excuser des déroutes narcissiques pouvant mener au suicide, mais aussi à une violence dont les femmes sont les premières victimes. Il s’agit naturellement d’une tragique méprise.L’impasse de la guerre des sexeLes bouleversements environnementaux en cours, auxquels les hommes seraient plus sensibles, n’opposent pas les sexes, mais les sollicitent et les engagent différemment. Si les hommes subissent de façon draconienne les altérations du milieu, c’est parce que tendanciellement ils entretiennent avec l’espace un rapport de maîtrise, de confrontation et parfois d’asservissement, bref un rapport d’extériorité, qui serait intériorisé chez les femmes. L’éco féminisme y voit la trace d’un rapport plus proche avec la nature au travers de l’enfantement et de la gestation qui fait du corps de la femme un espace où s’inaugure toute existence.Nous pourrions faire l’hypothèse que cette proximité intime et organique leur permet de mieux composer avec des situations d’instabilité environnementale, ce qui expliquerait que les femmes se retrouvent de plus en plus souvent dans des professions en première ligne du malaise civilisationnel; elles sont aujourd’hui majoritaires parmi les psychiatres. Sans doute est-il nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion sur le féminin et le masculin sachant que quel que soit notre sexe biologique, nous détenons tous une part de l’autre. Ce « métissage » sexuel devrait nous aider à traverser la tempête qui menace l’humanité.Sachant que nous sommes tous dans le même bateau, plutôt que de rattacher l’actuelle épidémie de suicides comme la violence des hommes à une guerre des sexes, humanicide, essayons de ramer dans la même direction. Face à une situation environnementale menaçante qui nous concerne tous, il est important de nous donner des objectifs communs. Minimalement, chacun d’entre nous devrait se soucier d’offrir des milieux de vie sécurisés, plus chaleureux et, pour nous autres psychiatres, des espaces thérapeutiques réparateurs, permettant à des hommes jeunes et fragilisés de se retrouver, de se recomposer avant que, sans un mot, ils disparaissent seuls des écrans radar de la vie.

Piste de réflexion - Le suicide des hommes : Écopsychiatrie d'une catastrophe sanitaire

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes