Peut-on déradicaliser les jeunes? Si oui, comment?

Gilles Bibeau, PhD, MSRC, anthropologue, professeur émérite à l’Université de Montréal, est l’auteur du livre Généalogie de la violence. Terrorisme : piège pour la pensée (Montréal, Mémoire d’encrier, 2015). À la demande de Profession Santé, il fait le point sur les mesures prises pour dé-radicaliser les jeunes.On a beau mener des études de terrain auprès des jeunes radicalisés, lire les rapports d’enquête de la police, décortiquer les interrogatoires et les audiences des tribunaux, interviewer les anthropologues, les sociologues, les politicologues, les juristes, les psychologues et les psychiatres, on ne comprend toujours pas pourquoi tant de jeunes basculent dans la radicalisation. Tant et tant de questions se posent en effet sans qu’on puisse leur apporter des réponses claires. Ces jeunes sont-ils les héritiers lointains des Brigades rouges et des idéologues meurtriers d’Action directe ? À une autre époque, ces jeunes auraient-ils été guévaristes, altermondialistes ou partisans de la contreculture ? Sont-ils plutôt des fantassins quelque peu décérébrés qui veulent vivre Call of Duty d’une manière live ? Ces jeunes se radicalisent-ils en bande, en couple, en famille, comme si leur identité leur venait avant tout à travers leur appartenance à un groupe et à travers la défense d’une cause ?À qui la faute ?Plus que jamais, nous nous demandons comment se fabrique un terroriste. Il n’y a pas si longtemps, on se rassurait en invoquant l’enfance chaotique des futurs fanatiques, leur isolement ou leurs mauvaises conditions de vie dans les banlieues. Aujourd’hui, on sait que de nombreux jeunes radicalisés sont des citoyens éduqués, relativement bien intégrés à la société et ayant abandonné toute pratique religieuse. Hier, on disait que c’était la faute aux imams trop radicaux, aux salafistes, aux services de renseignement mal organisés ; aujourd’hui, on dit plutôt que c’est la faute aux réseaux sociaux, à la décolonisation, à la crise économique, à Internet.À lire aussi:Radicalisation, islamisation et violence: un pédopsychiatre d’ici tente d’y voir clairThéopathologieDes questions spécifiques se posent, notamment quand on cherche à identifier les causes du phénomène de la radicalisation. A-t-on créé, un peu partout dans les pays occidentaux, toute une génération de jeunes hors-statut, marginalisés, relégués, des hors-sociétés qui ne se reconnaissent plus dans le monde tel qu’il existe aujourd’hui ? Est-il vrai que l’adhésion frénétique de certains jeunes à une famille fantasmée – la oumma comme communauté des croyants – agisse comme une véritable obsession dans l’esprit de ces jeunes ? Quels rôles jouent les mosquées, l’Internet et le web, les couloirs des prisons, les quartiers de misère et les rencontres avec des recruteurs du djihad dans le processus de radicalisation ? Sous quelle forme se vit l’appartenance à un groupe radicalisé : comme une secte composée de vrais croyants, un refuge qui procure protection et sécurité, un système avec dominants et dominés qui assigne enfin une place valorisante ? Se peut-il que les jeunes qui se radicalisent soient poussés tantôt par la haine d’un Occident hégémonique tantôt par une haine nihiliste de soi ?Trop peu de réflexion a été accordée, jusqu’ici, à la mise en place de programmes de prévention fondées sur une réelle connaissance de la vie quotidienne des jeunes d’aujourd’hui, sur leur apprentissage et modalités d’expression de la pensée critique, et sur la construction de leur identité à l’âge de la globalisation et de la révolution numérique qui est le nôtre. On sait pourtant que seule une prévention ancrée dans un solide modèle éducatif permettra de minimiser les dérives potentielles des jeunes et complètera l’approche dominante mise entre les mains des forces de l’ordre. En plus d’alléger le fardeau des policiers en les concentrant sur leur vraie fonction, la prévention par l’éducation critique des jeunes sera à même de construire des collectivités, des collèges et des milieux de vie plus sécuritaires.PréventionEn tant qu’éducateurs formés en pédagogie, nous savons que la prévention de la radicalisation doit s’appuyer sur quelques principes essentiels :Favoriser l’intégration sociale des jeunes et consolider leurs réseaux d’amis;Soutenir leur quête de sens qui est tâtonnante;Accompagner leur cheminement identitaire;Développer leurs habiletés dans l’approche critique du monde dans lequel les jeunes vivent. Ce n’est qu’en mettant au travail ces principes qu’on pourra minimiser l’apparition des positions extrémistes, prévenir les conduites radicales et renforcer les facteurs protégeant les jeunes face au recours à la violence pour régler les problèmes du monde, de leur communauté ou leurs problèmes personnels.Les études tendent à montrer que certains jeunes particulièrement conscientisés manifestent un grand intérêt pour les évènements politiques, économiques, militaires qui se passent dans des pays à l’autre bout du monde. Il leur arrive alors de mettre de l’avant, plus souvent en paroles qu’en actions, des analyses critiques qui peuvent être considérées comme radicales. Les activités de prévention doivent pouvoir se déployer dans quatre directions complémentaires :Agir auprès des individus pour renforcer leur identité et leur quête de sens;Renforcer le réseau relationnel des jeunes de manière à créer des liens sociaux harmonieux au sein de petits groupes et pour contrer éventuellement les sources de radicalisation;Intervenir dans les quartiers où habitent les jeunes afin de contrer les influences négatives;Améliorer l’environnement et le milieu de vie pour que les conditions de des jeunes soient favorables à leur développement.InterventionsLes programmes à mettre en œuvre dans chacun de ces quatre espaces peuvent combiner, selon les besoins, les interventions suivantes : engager des débats théologiques avec les imams pour déconstruire l’idéologie extrémiste ; favoriser des discussions en ligne dans lesquels professeurs et étudiants analysent les contenus de la propagande radicale diffusée sur Internet ; mettre en place des groupes de discussions portant sur la politique internationale et les effets de la mondialisation ; s’attaquer aux préjugés et idées à la mode en parlant de religion, d’injustices économiques produites par le néolibéralisme, d’histoire coloniale et des traces laissées par les guerres de libération nationale, de la géopolitique mondiale, etc. ; pratiquer des exercices concrets de lecture critique des articles qui s’écrivent dans la grande presse, de vidéos, des contenus des sites informatiques.Toutes ces interventions doivent viser à favoriser le développement, chez les jeunes, de positions tolérantes et pluralistes en matière de religion et de politique, et des approches nuancées et ouvertes qui s’ouvrent, dans le respect, à l’écoute des différences de points de vue. Il faut apprendre aux jeunes à vivre dans le contexte d’une diversification des discours et dans l’acceptation non-agressive des différentes positions.Ce qui se fait ailleursDes programmes plus spécifiques doivent aussi être mis en place autour de la dé-radicalisation. Jusqu’ici, les initiatives pour éviter le basculement des jeunes dans le terrorisme ou pour désembrigader ceux revenus de Syrie n’ont pas suffi. Un peu partout, les pays mettent sur pied des centres de dé-radicalisation dont les activités sont souvent assez différentes.L’association Hayat – « vie » en arabe ou en turc – s’est occupée, dès 2011, de jeunes radicalisés et de leurs familles. Hayat a l’avantage d’être un organisme indépendant, alternatif et communautaire qui agit, au besoin, comme une interface entre les familles et les autorités. Le programme de déradicalisation mis sur pied à Berlin reprend des éléments des interventions destinées à traiter des néonazis allemands et des extrémistes turcs. Hayat se révèle être très utile pour les personnes qui n’osent pas se servir de la ligne étatique et qui préfèrent rester dans le réseau communautaire;Grande-Bretagne. Le programme Channel a été mis sur pied, après les attentats massifs de Londres en 2005, pour intervenir auprès des jeunes en processus de radicalisation. Plutôt que de créer un numéro vert, on a choisi de demander à la communauté musulmane, aux groupes communautaires et aux acteurs sociaux de signaler tout jeune à risque en contactant directement les services de sécurité. D’autres associations travaillent à la dé-radicalisation, dont Quilliam, qui possède des équipes d’anciens djihadistes – souvent des vétérans de la guerre d’Afghanistan (1979-1989) - et des repentis qui interviennent auprès des individus radicalisés;On préfère parler de « désengagement » plutôt que de dé-radicalisation. L’objectif ne vise pas à inciter la personne à abandonner ses idées extrémistes, mais plutôt à la pousser à rejeter toute violence en adoptant un comportement citoyen et en se soumettant aux lois. Des tuteurs ou « mentors » sont choisis pour accompagner les jeunes à risque dans leur vie quotidienne;Jusqu’à ce jour, la gestion des jeunes radicalisés – qu’ils aient été dénoncés par leurs proches grâce au numéro vert gouvernemental ou qu’ils aient été repérés pour avoir fait l’apologie du terrorisme ou avoir manifesté leur volonté d’aller faire la guerre en Syrie – est restée éclatée et inorganisée. Ce sont des associations de terrain engagées dans la réinsertion et l’aide aux familles en difficulté qui ont été les premières à s’impliquer dans la dé-radicalisation après avoir constaté, dans leur travail auprès des familles et dans les quartiers, la montée du radicalisme. En avril 2014, l’État a lancé son numéro vert et tenté d’organiser la mise en réseau des institutions, avec les préfectures qui renvoient les signalements vers les associations. Celles-ci ont répondu comme elles le pouvaient, souvent en désordre et pas toujours avec compétence.Emprise psychologiqueAprès les attentats contre Charlie Hebdo (2015), la déradicalisation s’est résumée, dans les médias, à un seul visage, celui de l’anthropologue Dounia Bouzar et à une seule organisation, le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam qu’elle a créée en avril 2014. Cette ancienne éducatrice de la Protection judiciaire de la Jeunesse a élaboré un modèle d’intervention qui s’inspire de celui des Alcooliques Anonymes : elle organise des séances de groupe en présence de repentis afin que les jeunes s’identifient à eux ; elle fait revivre aux jeunes, souvent en impliquant les parents, des choses heureuses vécues dans la famille. Le but est de « faire craquer » les jeunes et de les dés-embrigader. Son approche pose cependant un problème de fond dans la mesure où elle assimile la radicalisation à une emprise psychologique et sociale de type sectaire. On lui reproche de simplifier un phénomène aux dimensions complexes et nombreuses ; elle oublierait notamment que les jeunes radicalisés ont fait un choix politique et/ou religieux, qu’ils savent pourquoi ils ont fait un tel choix et qu’ils ont leurs raisons de soutenir telle position. Or, le Centre de Dounia Bouzar fait très peu de place à ces considérations.Les spécialistes de psychopathologie objectent à Dounia Bouzar que les jeunes radicalisés en viennent à s’enfermer dans une gangue idéologique, dans un univers où la pensée extrémiste s’impose comme système de sens. Pour une partie de ces jeunes, on peut même dire que leur pensée est en quelque sorte morte ; chez d’autres, on trouve une ouverture dans la mesure où ils ont la nostalgie de leur vie d’avant. À l’association Entr’Autres, le jeune radicalisé est reçu en séance, pendant une heure environ, par deux psychologues et par un tiers médiateur - soit un islamologue soit un musulman pratiquant, voire un imam. Cette équipe travaille avec chacun des jeunes pour les ouvrir à une « islamité » alternative qui puisse leur permettre d’être un bon musulman sans basculer pour autant dans un délire de radicalisme. Comme ces jeunes sont généralement enrôlés dans un prêt-à-penser idéologique, l’équipe de prise en charge considère, à Entr’Autres, qu’il est impossible d’aller les chercher du côté de la seule raison : c’est lorsqu’on discute à bâtons rompus et d’une manière libre de choses intimes, de leur vie quotidienne et de leur avenir qu’on assiste, selon les intervenants, à un déverrouillage de la situation et que certains jeunes radicalisés commencent à vouloir changer. Comme ces jeunes sont fragilisés, il faut avancer, disent les thérapeutes, avec prudence dans l’intervention.Expérience françaiseC’est de ces expériences de terrain que les Centres de réinsertion et de citoyenneté, que la France est en train de mettre sur pied, tendent à s’inspirer. Les concepteurs devront tenir compte du fait que ces jeunes ont souvent vécu plus de bas que de hauts et qu’ils s’inscrivent dans des trajectoires d’échec. On prévoit des séjours pouvant durer jusqu’à 10 mois et comprenant trois volets de prise en charge :Un volet psycho-éducatif visant à voir si les jeunes radicalisés souffrent de pathologies psychiatriques;Un travail de contre-discours visant à leur apprendre àétablir une distance critique par rapport à ce qui se dit et écrit sur Internet : pour ce faire, les jeunes seront incités à s’exprimer librement, en présence de sociologues, politologues et autres spécialistes, sur divers sujets d’actualité, de politique, d’histoire et de société;Un volet de « réinsertion sociale et professionnelle » qui a pour objectif de reconstruire les jeunes dans leur citoyenneté.Ces centres gouvernementaux de France sont à peine ouverts qu’ils sont déjà très critiqués. On leur reproche notamment d’avoir écarté du revers de la main la dimension religieuse, l’État laïque français estimant ne pas avoir à interférer dans les croyances des citoyens. Indirectement, l’intervention prendrait pour argent comptant le fait que la religion n’est pas le moteur principal de la radicalisation. Or, les études ont pourtant montré que cette dimension – tout comme la dimension politique – peut être importante pour un certain nombre de jeunes qui se radicalisent. Une autre critique s’adresse au fait que la demande de prise en charge doit venir de la personne radicalisée elle-même : c’est oublier, disent des spécialistes, que le radicalisé se vit comme étant dans la vérité et qu’il est difficile d’imaginer qu’il aille demander, par lui-même, à être pris en charge pour entreprendre une nouvelle quête de sens.D’autres critiques soulignent les dangers inhérents au fait de regrouper des « gens fanatisés » dans un même centre : rompus à la dissimulation, ils pourraient vouloir radicaliser tous les jeunes du centre. Même si les concepteurs affirment que toutes les précautions sont prises et que l’objectif se limite à vouloir réinsérer et re-sociabiliser des individus radicalisés sur une base volontaire, il n’est reste pas moins qu’il est très difficile de distinguer entre les vrais repentis et les dissimulateurs, et qu’il est peut-être illusoire de penser pouvoir rééduquer des jeunes porteurs de rêves à partir desquels ils ont construit leur univers de sens.On sait aujourd’hui que quelques principes élémentaires de pédagogie devraient nous guider dans la « prise en charge » (aide, soutien, soin) des jeunes :Le service intervenant auprès de jeunes radicalisés ou en voie de radicalisation doit fonctionner en opérant une séparation complète et radicale entre les fonctions et rôles relevant de la justice, de la sécurité et de la police, et les fonctions et catégories d’interventions reliées à l’ordre du soin;L’approche à privilégier dans la prise en charge – le principe vaut aussi mutatis mutandis pour la prévention – doit s’organiser en combinant une approche individuelle et une thérapie de groupe, éventuellement même dans une sorte de psychothérapie à base institutionnelle. Bien sûr, il faut aussi pouvoir étayer le groupal sur une prise en charge individuelle qui pourrait être davantage attentive à la dynamique psychologique de chaque jeune et aux conditions particulières qui ont pu le conduire à se radicaliser. Il faut éviter de nous situer dans une logique du « groupal » ou de « l’individuel » et opter pour une complémentarité des deux. Des travaux sérieux montrent comment certains individus sont plus sensibles aux sirènes de la radicalisation et aux phénomènes groupaux. D’autre part, les modèles de « thérapie de groupe » se sont souvent avérés jusqu’ici assez décevants;Il faut clairement contrer la tendance dominante qui approche la radicalisation du point de vue de la psychopathologie individuelle. Les études démontrent clairement qu’on n’a pas affaire à des « détraqués ».

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