Mon patient crie, devrais-je lui crier en retour?

Je l’ai entendu de loin crier sur le personnel de mon bureau. «Je souffre. Personne ne s’en soucie? J’ai besoin d’une prothèse de hanche. Elle a été retardée ou annulée encore et encore. J’ai besoin de plus de comprimés de morphine. Pourquoi ne peut-il pas me recevoir?» Ce patient en colère s’est adressé à ma secrétaire dans une salle d’attente pleine, à travers un écran anti-COVID. «Veuillez vous asseoir, monsieur. Je vais demander au Dr Abdulla d’en discuter avec vous, mais il y a beaucoup de patients qui attendent, alors vous devrez patienter», lui a répondu la secrétaire. «Je ne le ferai pas. Je suis fatigué qu’on me dise ce que je dois faire. Je suis fatigué d’attendre. Je ne laisserai pas un médecin pakistanais m’empêcher d’obtenir des soins médicaux payés par mes impôts. Je veux le voir maintenant», insiste l’homme. Pourquoi le civisme a-t-il disparu? Pourquoi ne savons-nous plus faire preuve de patience? Pourquoi les médecins doivent-ils être blâmés? Avant de porter un jugement, voici l’histoire. Ce monsieur de 64 ans se portait bien avant de contracter la COVID-19. Il était actif; c’était un coureur. Il a commencé à souffrir d’arthrose de la hanche en 2018. Nous avons changé sa préparation physique pour qu’il fasse du vélo et de la natation, mais il n’aimait pas autant cela, alors il a fait moins d’exercice. Son arthrose de la hanche s’est aggravée. Nous avons eu recours à la physiothérapie (non couverte), à des médicaments (non couverts), à des injections de cortisone (non couvertes) et finalement à des injections d’acide hyaluronique (non couvertes), le tout avec un soulagement temporaire. Son état a fini par s’aggraver et il s’est rendu dans une clinique d’évaluation des articulations, qui a confirmé qu’il serait candidat à la chirurgie dans quatre à six mois. Puis la COVID-19 est arrivée, ce qui a repoussé le délai de neuf à douze mois. Il a commencé à prendre du poids et s’est retrouvé avec un diabète précoce et de l’hypertension. Sa douleur s’est aggravée et il a dû prendre des anti-inflammatoires et des analgésiques plus puissants. Il a même eu besoin de quelques comprimés de morphine par semaine. Il avait une date pour se faire opérer de la hanche, mais les restrictions pandémiques ont entraîné l'annulation de son opération. Il a eu besoin de plus d’analgésiques. Son hypertension et son diabète ont empiré. Il a fini par avoir une petite crise cardiaque à cause de ses soucis. Il a patiemment repris la file d’attente. Une date a été choisie. Il travaillait fort pour gérer son arthrose, son diabète, son hypertension, sa maladie cardiaque, son cholestérol, son poids, tout en étant prestataire de l’assurance-emploi. Plus la date approchait, plus il redoublait d’efforts, mais il avait besoin de plus d’analgésiques. Et à la fin, ils ont encore annulé son opération. C’est alors qu’il a fait irruption dans mon bureau. Je ne blâme pas mon patient. Comme beaucoup de Canadiens, il se démène: il se bat contre les retards dans les soins de santé; il se débat face à l’incohérence de l’information. Il se débat avec les décideurs et les politiciens qui se montrent du doigt les uns les autres pendant que les Canadiens souffrent. Lire aussi: Un nouveau site web aide les professionnels à trouver des applications mobiles fiables Il n’est pas facile de rester civilisé quand on souffre, quand on a perdu sa qualité de vie, quand on a perdu son emploi, quand on a perdu l’espoir. Ce n’est pas facile d’être patient lorsque son enfant est malade, lorsqu’il n’y a plus de médicaments, lorsque votre opération de remplacement de la hanche a été retardée à maintes reprises, lorsque votre cancer s’aggrave, lorsque les «experts» affirment que la situation est à son point de rupture, mais ne font rien pour changer les choses. Il n’est pas facile de retenir ses mots blessants lorsque les gens font semblant de se soucier de vous, mais que vous souffrez toujours. Même s’il existe un «plan» pour financer éventuellement un plus grand nombre de ces procédures dans les cliniques privées, nous n’arrivons plus aujourd’hui à gérer les besoins actuels de notre population sans prolonger sa souffrance. Je ne peux plus rester silencieux en voyant tous mes patients recevoir le plus petit dénominateur commun de soins, malgré tous mes efforts. Est-ce cela que le Canada appelle des soins de santé universels? Je ne peux plus être civilisé quand je sais que les soins de santé sont maintenant des soins pour les malades lorsqu’ils sont déjà brisés. Est-ce bien là le genre de soins de santé qui fait la renommée du Canada? Il est temps pour mon patient et son médecin de commencer à crier ENSEMBLE. Qui se joindra à nous? Le Dr Alykhan Abdulla est un médecin de famille qui exerce à Manotick, en Ontario. Il est membre du conseil de la Fondation médicale de l’Ontario, du conseil de la Fondation Bruyère, du Collège des médecins de famille du Canada et directeur du programme de leadership longitudinal de la formation médicale de premier cycle de l’Université d’Ottawa. Ce texte a été publié pour la première fois dans le Ottawa Citizen, le 20 janvier 2023.

Mon patient crie, devrais-je lui crier en retour?

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