Michel Lemay: Quand les médias tolèrent l’info de mauvaise qualité en santé

Dans Intox, journalisme d’enquête, désinformation et «cover-up», Michel Lemay cherche à montrer comment les médias d’information sont capables de « publier, tolérer et défendre des reportages manifestement problématiques», certains concernant le domaine de la santé. ••• Huit ans après votre essai critique sur le journalisme, Vortex, la vérité dans le tourbillon de l’information, vous publiez un nouvel ouvrage consacré cette fois-ci au journalisme d’enquête. Qu’est-ce qui vous a motivé à récidiver? Depuis Vortex, en 2014, l’industrie de l’information a beaucoup évolué et, dans ce livre-ci, j’approfondis la notion de cadrage. C’est-à-dire comment la sélection des informations et le choix de l’angle de traitement influent sur le sens de la nouvelle et orientent les perceptions du public. Je pose également la grande question : comment se fait-il que le système médiatique présente des problèmes d’intégrité, alors que les individus qui y travaillent sont eux-mêmes intègres? Les journalistes sont des professionnels qualifiés, ils s’efforcent d’effectuer leur travail correctement, ils ont le réel souci d’informer le public, mais ils évoluent dans un système qui a un problème structurel. Le tableau que vous brossez dans ce livre n’est guère reluisant. Le journalisme est-il si mauvais au Canada et au Québec? Ce n’est pas pire ici qu’ailleurs. Le phénomène est généralisé, mais je n’emploierais pas cette expression [mauvais journalisme, NDLR], car elle est trop carrée et parce que je ne fais pas dans le quantitatif. Je ne pourrais pas vous dire quel pourcentage de nouvelles est médiocre, mais quand j’en cherche, j’en trouve facilement. Je m’étonne plutôt de la capacité de cette industrie à tolérer l’information de mauvaise qualité. Comment les journalistes, qui sont des personnes intègres et consciencieuses, tolèrent-ils cette mauvaise information? Pourquoi ne font-ils pas pression à l’interne pour changer les choses? Eux qui n’hésitent pas à conspuer les ordres professionnels quand ils protègent les médecins, les dentistes ou les notaires ont le même réflexe naturel d’autoprotection. Trois des cinq reportages que vous décortiquez ont trait à la santé (la clinique Physimed, le vaccin GardasilMD et la fluoration de l’eau potable). Observez-vous des enjeux particuliers avec le journalisme dans ce domaine? Je ne fais qu’effleurer la surface du problème. J’ai beaucoup de matériel que je n’ai pas utilisé dans le livre, avec de très nombreuses histoires – certaines rocambolesques – sur le domaine de la santé. C’est un sujet particulièrement sensible, comme la science en général, car il est complexe. Dans le cas du reportage sur le Gardasil, ce n’était pourtant pas un article scientifique. Cela peut paraître paradoxal, car vous conviendrez qu’on ne peut pas écrire sur un vaccin et ses dangers sans démarche scientifique. En fait, le Toronto Star avait une ligne d’action. La cible du reportage sur le Gardasil était Santé Canada contre laquelle le journal menait une croisade depuis des années pour démontrer son incompétence. Mais moi, comme consommateur d’information, je ne connais pas ce contexte-là. Quand je lis cet article, je m’interroge sur la dangerosité du Gardasil et je suis dans le doute, ce qui n’est pas le but du journalisme. Vous évoquez dans votre livre plusieurs reportages et articles douteux sur la nocivité prétendue des vaccins qui ont par la suite été repris par le mouvement antivaccination, malgré les démentis. Dans quelle mesure les médias ont-ils concouru à la montée en puissance de ce mouvement? L’enquête du Toronto Star sur le Gardasil, c’est la bougie d’allumage de Intox ainsi que le sujet de ma thèse de maîtrise en communication. Chemin faisant, je me suis intéressé au mouvement antivaccins et, oui, les médias ont participé à son essor. Ils n’en sont pas la cause unique, mais ils y ont contribué en donnant de la crédibilité à des faits et des opinions qui n’étaient pas fondés. C’est là encore paradoxal, mais le rôle des journalistes aurait dû les amener à lutter contre ce mouvement. Ils l’ont plutôt exploité et s’en sont servi pour créer des débats là où il n’y en avait pas, au nom de l’équilibre. Mais c’est un faux équilibre pour inventer des controverses. Quel regard portez-vous sur la couverture journalistique de la pandémie et des vaccins contre la COVID-19? Je n’ai pas particulièrement remarqué d’énormités, la moyenne au bâton n’est pas si mal. Le traitement a été un peu superficiel sur le plan scientifique, mais les médias ont cette fois-ci compris qu’il fallait faire confiance à la science. Je ferais une distinction concernant les mesures sanitaires. C’est normal de challenger le gouvernement, mais les journalistes ont fait dans la provocation en exigeant des avis de la Santé publique et des preuves scientifiques pour la distanciation sociale ou le couvre-feu, alors qu’il s’agissait de mesures prises selon le principe de précaution. On reproche souvent aux journalistes de rapporter les deux trains en retard, mais d’ignorer les 98 autres qui arrivent à l’heure. On pourrait vous faire la remarque : vous pointez quelques défaillances, alors que des centaines de nouvelles sont publiées quotidiennement. La majorité des informations publiées sont effectivement bonnes. Quand je regarde Gérald Fillion traiter du prix de l’essence à Radio-Canada, je ne me pose pas la question de savoir si c’est vrai ou faux. Quand j’écoute des journalistes sur le terrain en Ukraine, je ne me dis pas que je me fais rouler. Dans mon livre, je m’attache au segment du journalisme d’enquête. Ce sont des journalistes qui ne couvrent pas l’actualité, mais qui décident qu’ils ont une information digne de construire une nouvelle qui va faire l’actualité. Comme partout, l’erreur est humaine, mais l’enjeu, c’est leur gestion. Manifestement, le système médiatique a un problème quant aux valeurs qui le gouvernent. Il est incapable de détecter les erreurs en amont et de les admettre puis de les corriger une fois qu’elles ont été publiées. J’en veux pour preuve la réaction de La Presse à la suite de l’article sur la clinique Physimed. On a ruiné la réputation d’un médecin, on a insinué que les cliniques privées font de la fraude, mais la rédaction en chef, qui a été contactée à plusieurs reprises, n’a jamais bougé. Qu’est-ce que je dois en comprendre comme lecteur? La correction des erreurs est pourtant une exigence déontologique de base. Dans le cas de Physimed, la direction de la clinique a refusé les demandes d’entrevue de la journaliste. En tant que professionnel des relations publiques, conseilleriez-vous aux médecins ou aux pharmaciens de répondre aux questions des médias quand ils sont mis en cause? Clairement, oui. Qui ne dit mot acquiesce, et on ne peut pas blâmer un journaliste si on ne tente pas de redresser les choses. Je suis partisan d’une réaction rapide et vigoureuse. Quand quelque chose paraît croche, il faut la réfuter. Une fois qu’on a donné la chance au coureur de redresser la situation, l’histoire s’arrête là en général.

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