Médecine de famille: déception, colère, inquiétude et espoir

Entre le règlement sur la clientèle vulnérable à prioriser, la faculté donnée aux infirmières praticiennes spécialisées en soins de première ligne (IPSPL) d’inscrire des patients de façon autonome, le projet de loi 67 qui accorde plus de pouvoirs aux pharmaciens et à d’autres professionnels de la santé ainsi que les discussions acrimonieuses sur le renouvellement de l’entente n°368, la séquence des derniers mois a été pas mal tourmentée pour les médecins de famille. «On a traversé un printemps difficile», résume à tête reposée la présidente de l’Association des médecins omnipraticiens de Laurentides–Lanaudière (AMOLL), la Dre Lyne Couture, en constatant qu’une morosité ambiante s’est installée parmi son millier de membres. Ses homologues des autres associations régionales de médecins de famille confirment qu’en ce début d’été, le moral des troupes n’est pas au beau fixe. Amertume, déception, colère, incompréhension, frustration, découragement, inquiétude ou encore méfiance, ils évoquent tout un panel d’émotions et de sentiments négatifs pour décrire l’état d’esprit de leurs pairs. «Je suis toujours surpris par la résilience des médecins de famille», observe néanmoins le président de l’Association des médecins omnipraticiens de l’Ouest du Québec (AMOOQ), le Dr Guillaume Charbonneau. «Malgré les bâtons qu’on leur met dans les roues et les roches qu’on leur lance, ils continuent à faire des efforts, à supporter leurs patients et à les aider à obtenir des soins.» Cela dit, il considère que les épisodes récents vont laisser des traces durables chez ses consœurs et confrères. «On parle beaucoup de valoriser la médecine familiale, mais il faudrait avant tout arrêter de la dévaloriser.»Les omnipraticiens gardent tous en travers de la gorge les propos acerbes du ministre de la Santé, Christian Dubé, qui ont accompagné les négociations sur le renouvellement de l’entente n°368 relative au GAP — le guichet d’accès à la première ligne — et aux inscriptions collectives de patients. «On est tannés de se faire passer à tabac et d’être mis sur la sellette comme les paresseux et les méchants de la première ligne qui courent après l’argent. Si t’as un gros nombril et que tu veux faire de la piastre, ce n’est pas en médecine de famille que tu vas», tempête la Dre Caroline Delisle qui préside l’Association des médecins omnipraticiens du Richelieu–Saint-Laurent (AMORSL). Elle déplore que l’omnipratique soit constamment discréditée et qu’elle ne soit pas reconnue à sa juste valeur. «On dirait qu’au ministère [de la Santé et des Services sociaux], il n’y a personne qui sait vraiment ce qu’on fait et quelles sont nos réalités.»Lire aussi: «Pourquoi le ministre utilise la ligne dure?»Effets délétèresPrésident de l’Association des médecins omnipraticiens de Laval (AMOL), le Dr Jean Rivest s’étonne que «les politiques ne se rendent pas compte que leurs dénigrements font mal à la profession. À moyen et long termes, ces allégations méprisantes vont coûter cher». D’un côté, cela n’encourage pas les vocations, assure le clinicien qui ne conseillerait pas à sa fille de choisir la médecine de famille. «Je lui dirais d’aller en spécialité. Elle sera mieux payée et elle aura bien moins de contraintes.» De l’autre, «ça décourage les vieux médecins de retarder leur retraite», affirme le bientôt sexagénaire qui, dans ces conditions, ne se voit pas prolonger sa pratique jusqu’à 70 ans. Son pendant à Montréal, le Dr Samer Daher, vient quant à lui de partir en préretraite. À 55 ans, il a réduit sa patientèle de moitié. «Je suis épuisé et j’en ai assez qu’on nous casse du sucre sur le dos. J’avais prévu de travailler jusqu’à 65 ans, mais je pense que je vais arrêter dans deux ou trois ans. Ce n’est pas la médecine qui me repousse, c’est le politique qui me chasse.»À proprement parler de l’entente n°368, qui arrivait à échéance le 31 mai, les omnipraticiens sont tombés des nues quand ils ont appris, mi-avril, que le ministre Dubé ne comptait pas la renouveler au motif qu’elle était trop dispendieuse et que les objectifs fixés n’auraient pas été atteints. «On n’a pas compris. C’est sorti out of nowhere», relate le Dr Daher qui tient à rappeler que le modèle des inscriptions collectives auprès d’un groupe de médecins est une solution mise sur la table par la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) pour donner aux patients orphelins un accès aux soins. «Cette entente n’a pas coûté un dollar au gouvernement. Elle a été financée à même l’enveloppe de notre précédente entente-cadre. L’objectif était d’inscrire 500 000 patients. On en a inscrit 980 000 et les plages horaires associées ont bel et bien été libérées», ajoute-t-il.«Au lieu de s’asseoir avec nous pour voir ce qui allait et ce qui n’allait pas, le ministre Dubé a voulu jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n’était pas en mode résolution de problème, mais en mode réélection», regrette le président de l’Association des médecins omnipraticiens du Sud Ouest (AMOSO), le Dr Sylvain Dufresne. Il convient que le modèle des inscriptions collectives n’est peut-être pas la meilleure façon de donner des soins, qu’il a pu y avoir des abus, mais «les services ont été rendus. On a amélioré l’accès».«Tout ça pour ça…»Après six semaines de négociations intenses, émaillées de déclarations peu amènes de Christian Dubé qui a entre autres accusé la FMOQ de prendre la population en otage, les deux parties ont fini par s’entendre pour renouveler l’entente pour une durée d'un an. Le forfait annuel de prise en charge d’un patient inscrit collectivement a été réduit de 20$, passant de 120$ à 100$, et il a été convenu qu’il serait versé en deux temps: 50$ à l’inscription, 50$ au moment du rendez-vous. «Voyons donc! Tout ça pour ça», s’exclame la Dre Lyne Couture, «incroyablement déçue» par ce psychodrame futile. «C’est la recette parfaite pour désengager les gens», ajoute-t-elle. Sa consœur, la Dre Esmeralda Elias-Lopez, qui préside l’Association des médecins omnipraticiens des Bois-Francs (AMOBF) se dit malgré tout soulagée que le ministre et la FMOQ aient trouvé une passerelle. «Ce n’est pas l’idéal, convient-elle, mais ça nous permet d’offrir rapidement un service». La médecin signale que «juste à Victoriaville, 19 000 personnes sont sur le GAMF (guichet d’accès à un médecin de famille). À Drummondville, c’est pareil. Sans l’entente 368, ces patients-là n’auraient aucun accès à des soins», souligne-t-elle.Lire aussi: Monsieur Dubé, que se passe-t-il?Du côté du Saguenay–Lac-Saint-Jean, cet épisode a été «vécu de façon rocambolesque», rapporte le Dr Kevin Girard. «On a été pris de court comme bien du monde. Le gouvernement a viré de cap du jour au lendemain. Ça a suscité beaucoup de découragement», indique le médecin de famille de Roberval. Aujourd’hui, malgré le renouvellement de l’entente, il constate que le lien de confiance est brisé. «Les collègues ont de la misère à rembarquer. Ils se demandent à quoi bon.» À l’inverse, à Laval, le Dr Rivest a bon espoir de retrouver le même niveau de services qu’avant la «crise». «On a répondu présents. Notre GAMF est presque à zéro. On a offert l’an dernier 65 000 rendez-vous via le GAP», précise-t-il.L’autre indélicatesse qui a heurté les omnipraticiens est survenue lors de l’annonce du ministre de la Santé concernant la latitude donnée aux IPSPL d’inscrire des patients figurant au GAMF. Christian Dubé a déclaré alors que ces dernières pourront prendre en charge «les petits bobos de tous les jours. Je ne veux pas être réducteur, mais 95% des cas n’ont pas besoin d’un médecin». «Une fois de plus, c’est très mal connaître ce que font les médecins de famille», relève le Dr Girard qui s’est senti insulté par ces propos. «En région, on n’a pas tant de spécialistes pour nous supporter, poursuit-il. On ne fait pas que de la bobologie, loin de là.»Confusion entre autonomie professionnelle et interdisciplinaritéSur le principe, les omnipraticiens sont d’accord avec l’idée que les IPSPL inscrivent des patients à leur nom. «Elles font enfin être responsables de leurs patients et si elles changent de secteur, elles ne pourront plus se décharger sur le dos de leur médecin partenaire», observe le Dr Sylvain Dufresne. En revanche, ils sont dubitatifs concernant la volonté du gouvernement de multiplier les cliniques d’IPS. Une douzaine sont actuellement en service à travers la province, huit de plus devraient ouvrir cette année. «Si on cloisonne les IPSPL dans leurs propres cliniques, on ne règle pas le problème», affirme la Dre Anne-Patricia Prévost, qui préside l’Association des médecins omnipraticiens de la Yamaska (AMOY). «C’est rare qu’un patient ait un seul problème et 30% de notre clientèle en première ligne ont des enjeux de santé mentale. Or, les IPSPL ne peuvent pas diagnostiquer les troubles mentaux ni prendre en charge les cas complexes», soulève la médecin qui se demande où s’en va le gouvernement. «Est-ce qu’ils veulent faire une première ligne d’IPS en faisant disparaître la médecine familiale?» interroge-t-elle, incrédule.Le projet de loi 67, présenté début juin, nourrit également des inquiétudes quant à l’organisation et la coordination des soins. Celui-ci vise à permettre aux infirmières cliniciennes, aux psychologues, aux conseillers d’orientation, aux sexologues et aux orthophonistes de diagnostiquer certains troubles mentaux. Il entend également accorder de nouvelles compétences aux pharmaciens qui pourront prescrire directement à leurs patients des médicaments pour traiter certaines maladies courantes — comme les infections urinaires, la conjonctivite ou la pharyngite.Lire aussi: Nouveaux pouvoirs aux professionnels de la santé: un pas de plus en faveur l’interdisciplinarité«Le problème, ce n’est pas de donner plus de compétences aux autres professionnels de la santé», observe le Dr Guillaume Charbonneau en soulignant que ses pairs sont favorables au travail en équipe interdisciplinaire. «Le défi, c’est de s’assurer qu’on travaille de concert, sans dévaloriser l’expertise propre et unique des médecins de famille. Notre plus-value, c’est notre vision globale et notre connaissance longitudinale du patient. Dans les GMF, ça a pris des années pour qu’on apprenne tous à travailler ensemble. Il ne faudrait pas qu’on mette les gens derrière des portes différentes au risque de provoquer des bris de continuité.»Le président de l’Association des médecins omnipraticiens de la Côte-du-Sud (AMOCS), le Dr Yvan Mathieu, estime pour sa part que «si l’on veut avoir une offre populationnelle globale, qui ait de l’allure, il faut que tous les professionnels travaillent sous le même toit et non pas créer de nouveaux silos». En ce sens, il considère que le MSSS devrait renforcer le programme de financement et de soutien professionnel des GMF en s’assurant que les CISSS et les CIUSSS mettent bien à leur disposition les ressources convenues. S’agissant spécifiquement des pharmaciens communautaires, le Dr Mathieu pense que le principal enjeu reste la communication. «On doit se parler sur le terrain pour mettre en place des trajectoires de soins et éviter qu’on dédouble les services.»Lire aussi: Interdisciplinarité: pas assez loin, pas assez vite, selon les praticiensAu demeurant, s’il juge que le principe du projet de loi 67 est «bon», le Dr Girard signale qu’il demeure «beaucoup d’inconnus en attendant (ses) règlements d’application». Le médecin exprime également des inquiétudes quant à la qualité des soins. Il cite les pharmaciens qui vont pouvoir diagnostiquer une otite. «Ont-ils la formation adéquate pour procéder à un examen physique? se demande-t-il, ou vont-ils se backer en nous inondant de fax? Il ne faudrait pas non plus qu’on ait à endosser les décisions des autres professionnels. Ils vont devoir assumer leurs responsabilités, sans que cela retombe sur nos épaules.»La Dre Caroline Delisle appréhende pour sa part «de gros cafouillis sur le terrain. On pitche à droite et à gauche toutes sortes de privilèges qui exigent de hauts standards. Mais quelle coordination est prévue? On l’ignore. Les patients vont avoir plein de portes où cogner, mais comment sauront-ils laquelle sera la bonne? Pris isolément, (le projet de loi 67) a de l’allure. Sauf qu’on risque encore de multiplier les silos et de dédoubler les services».L’éléphant dans la piècePar delà ces considérations, les regards des présidents des associations régionales d’omnipraticiens sont tous tournés vers le renouvellement de l’entente générale sur la rémunération des médecins de famille, qui est échue depuis le 31 mars 2023. «On est à un point de rupture. C’est l’accord-cadre qui peut tout changer», affirme le Dr Kevin Girard. «Le gouvernement doit saisir l’occasion de refondre le modèle de la première ligne. On a une pénurie de 1500 médecins de famille. On ne peut pas espérer un résultat différent en continuant à faire pareil.»Les cliniciens consultés par ProfessionSanté.ca s’accordent à penser que le modèle de soins initié par l’entente n°368 doit être approfondi et amélioré. «On doit s’enligner vers un modèle hybride où tous les patients auront accès à un GMF attitré», estime la Dre Esmeralda Elias-Lopez. «Ceux qui n’ont pas besoin d’un suivi longitudinal seraient pris en charge par une équipe interdisciplinaire , toujours la même, et ils seraient vus par le bon professionnel, au bon moment, en fonction de leur besoin. Tandis que les patients complexes, vulnérables, avec comorbidités, etc. seraient rattachés à un professionnel en particulier en fonction de sa condition», détaille l'omnipraticienne. Le travailleur social pourrait par exemple s'occuper des personnes ayant un trouble mental. Dans ce cadre, le médecin de famille aurait davantage un rôle de consultant tout en assurant le suivi des patients complexes, comme ceux atteints de cancer ou ayant besoin de soins palliatifs.Les discussions avec le gouvernement s’annoncent toutefois tendues. Lors d’une conférence de presse organisée avant la relâche estivale, le premier ministre François Legault a déclaré que les négociations avec la FMOQ pourraient s’étirer sur «plusieurs mois» avant d’aboutir. Il a ajouté que les médecins de famille «sont déjà très, très bien payés» et qu’il est prêt «à se battre (avec eux) jusqu’au bout. On ne fera pas ce que les autres gouvernements ont fait avant: c’est-à-dire de baisser les bras après un certain temps.»Des propos perçus par les intéressés comme une déclaration de guerre. «On ne veut pas se battre avec lui. On veut se battre pour améliorer l’accès. C’est ça le combat à mener, pas contre le gouvernement, mais avec lui», répond la Dre Lyne Couture, philosophe: «Les gouvernements passent, mais nous on reste. On va oublier ce discours et passer par-dessus.»

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