Les médecins et l’amour

Dans le film La grande séduction, les habitants de Sainte-Marie-la-Mauderne réalisent que le médecin qu’ils tentent de convaincre de rester dans leur communauté serait plus enclin à s’établir s’il avait une compagne. Dans le remake canadien, ils suggèrent même à la seule femme célibataire du village de le séduire (sagement, elle refuse). Dans la vraie vie, cette femme serait la patiente du médecin, donc pas une relation envisageable. Dans toutes les provinces, les relations patient/médecin vont à l’encontre de la déontologie. Bien que cet obstacle soit légitime, les médecins célibataires et les étudiants en médecine sont confrontés à bien d’autres défis lorsqu’ils veulent faire des rencontres amoureuses. Horaires chargés, peu de temps libre ou restrictions pour fréquenter des collègues de travail, la pratique de la médecine agit comme un chaperon à bien des égards. Le Dr Pooya Dibajnia, résident en médecine interne à l’École de médecine du Nord de l’Ontario à Sudbury, constate que rencontrer quelqu’un est devenu encore plus difficile depuis la COVID. Les occasions de socialiser en personne ont pratiquement disparu. En dehors de l’hôpital, les sites de rencontre restent la seule option. «Cela peut conduire à des situations embarrassantes, car les patients peuvent se trouver sur les mêmes sites/applications de rencontre», note-t-il. «Trouver un équilibre entre maintenir une image professionnelle dans la communauté et montrer son côté séducteur peut s’avérer un défi.» Il peut en effet être délicat de publier une photo langoureuse qui pourrait atterrir sur le téléphone d’un patient. À lire aussi: Un médecin raccroche son sarrau après un demi-siècle de pratique Même lorsqu’il est possible de rencontrer des gens en personne, la crainte de tomber sur un ancien patient persiste, raconte la Dre Jessica Shanahan, résidente de quatrième année en chirurgie générale à l’Université Memorial de Terre-Neuve. «Les gens ont tendance à être beaucoup plus discrets, parce qu’en tant que résident, même dans une grande ville, vous tenez toujours un rôle professionnel dans la société», explique-t-elle, ajoutant que ce comportement peut limiter les opportunités d’un médecin à rencontrer des gens. Dans une petite communauté, il peut être encore plus difficile de trouver une personne à fréquenter, en particulier pour les médecins bien établis qui font partie de la communauté et qui ont traité de nombreux célibataires (et donc des partenaires potentiels) de la région. Déceptions amoureuses à l'hôpital Comme c’est le cas dans de nombreuses professions, les médecins ont tendance à rencontrer des partenaires potentiels au travail. Là encore, il existe certaines barrières. Par exemple, les normes de pratique du Collège des médecins et chirurgiens de l’Alberta (CMCA) décrivent les comportements à éviter en matière de relations amoureuses. Par exemple, lorsqu’il y a un déséquilibre en matière d’autorité, il est impossible d’obtenir un véritable consentement. Or, le milieu hospitaliser comporte de nombreux échelons de pouvoir. La hiérarchie est bien sûr nécessaire pour la formation et l’organisation. Mais quelles chances cela laisse-t-il aux personnes qui voudraient se fréquenter? «Une question vraiment importante que le médecin doit se poser est de savoir s’il y a ou non un rapport d’autorité en fonction de son rôle de médecin. Il s’agit d’un facteur clé qui déterminera si la relation est possible ou non», explique Jessica McPhee, directrice des communications du CMCA. Les normes de pratique du CMCA portent sur les relations médecin/apprenant. «Du point de vue du CMCA, nous prenons cela très au sérieux et nous voulons nous assurer que les apprenants aient la meilleure expérience possible, et qu’ils soient protégés d’éventuels abus de pouvoir», affirme Shawn Knight, chef de cabinet au CMCA. Le CMCA a ainsi dû prendre en 2019 des mesures disciplinaires à l’encontre d’un médecin qui avait fait des avances à une étudiante en médecine et l’avait touchée de manière inappropriée à la suite d’un événement social après le travail. Sa licence a été suspendue pour une durée de six mois. Certaines romances en milieu de travail restent appropriées, et il existe des façons de les gérer afin d'éviter les rapports de force. Un directeur de programme peut planifier les rotations de manière à ce que le couple ne travaille pas ensemble ou que l’un ne supervise pas l’autre. «Il y a beaucoup de résidents qui entretiennent des relations amoureuses avec d’autres résidents, des infirmières ou d’autres membres des équipes de soins de santé connexes», observe le Dr Franco Rizzuti, résident de quatrième année en santé publique et en médecine préventive à l’Université de Calgary. Bien sûr, s’engager dans une histoire d’amour avec un collègue de travail du secteur de la santé implique les mêmes règles que dans toute autre relation: il faut s’assurer que la personne est intéressée. «Les hôpitaux ont généralement des politiques en matière de harcèlement, il est donc important d’en tenir compte lorsqu’on aborde des collègues ou d’autres travailleurs de la santé», rappelle le Dr Dibajnia. Planifier une romance Un autre obstacle majeur aux rencontres amoureuses ? Le temps. La Dre Shanahan raconte que lorsqu’elle donne ses disponibilités pour une date, on pense qu’elle ment. «J’ai tellement peu de temps que cela donne probablement l’impression que je suis distante ou pas intéressée», avoue-t-elle. Et lorsqu’elle a le temps, la fatigue constitue une barrière bien réelle. Le Dr Rizzuti explique que dans de nombreux programmes de résidence, les résidents reçoivent seulement une semaine à l’avance leur emploi du temps pour le mois suivant. Essayer de planifier un rendez-vous devient ardu, souligne-t-il. Réserver des billets pour le théâtre ou pour un concert (lorsque les salles sont ouvertes) peut être difficile. Trouver du temps pour faire des rencontres signifie qu’il faut en faire sa priorité. «Le temps est quelque chose que l’on crée; si faire des rencontres est important, il faut le mettre en priorité», selon le Dr Dibajnia. «Ce n’est pas facile du tout.» «Être résident et célibataire isole très certainement, et la COVID n’a fait qu’empirer les choses.» Une bombe à retardement Puis, il y a ce que la Dre Shanahan appelle une «bombe à retardement». Durant leurs études ou en début de carrière, les médecins déménagent, parfois d’une province à l’autre. Ils ne résident à un endroit que pour une durée déterminée, ce qui rebute les partenaires potentiels déjà établis dans leur carrière et leur ville. La Dre Shanahan affirme que dans un endroit comme Terre-Neuve, c’est «probablement l’un des plus gros obstacles» auquel les médecins font face lorsqu’ils fréquentent quelqu’un. Pour ceux qui font des stages cliniques plus courts, surtout dans des petites communautés, le tic-tac de la bombe résonne encore plus fort. «Il peut être difficile d’amorcer une relation amoureuse dans un endroit où vous n’avez pas l’intention de rester», constate le Dr Rizzuti. Ce défi se présente aussi quand il est question de sortir avec un autre médecin ou étudiant en médecine. Les couples ont la possibilité de faire leur internat ensemble, mais le jumelage n'est pas garanti. Être en relation avec quelqu’un qui n’est pas dans la même année de formation amènera aussi une séparation prolongée pendant un certain temps. Et si vous êtes dans la même spécialité, les possibilités d’emploi à l’avenir (dans la même ville) peuvent être rares. Soutenir les nouveaux couples Les débuts de relation sont importants, et montrer son soutien à son partenaire est essentiel dans toute relation, même dans les premiers temps. La Dre Shanahan signale que dans le milieu médical, où le travail occupe une place prépondérante de la vie, les collègues sont prêts à faire preuve d’indulgence envers les personnes qui ont une famille ou un conjoint. Par exemple, un médecin peut devoir partir tôt pour assister à un récital de danse. Mais il n’y a pas autant de compréhension envers les célibataires ou les personnes qui vivent une relation moins établie s’ils doivent se rendre à un événement, note la Dre Shanahan. Les nouvelles relations ne semblent pas au même niveau. Faire preuve de souplesse pour permettre aux médecins de créer une nouvelle relation devrait être une évidence; aider les médecins à nouer et à renforcer une nouvelle relation est tout aussi important que d’aider les médecins à maintenir leur relation existante. Pause pandémique La pandémie a rendu le célibat encore plus difficile à vivre. Le Dr Rizzuti a rapporté que les médecins résidents célibataires disaient éprouver de la solitude durant la pandémie. «Ils n’ont pas d'opportunités pour socialiser en dehors du travail.» «La solitude et l’isolement sont une grande préoccupation pour eux», ajoute-t-il. «Nous essayons de mettre en place du soutien et d’offrir des services virtuels, mais ce n’est pas la même chose.» La Dre Shanahan acquiesce: «Il est indéniable qu’être résident et célibataire isole, et la COVID n’a fait qu’empirer les choses». Cela signifie également que rencontrer, pour ceux qui le désirent, n’est possible qu’à travers un écran. Le bureau WELL de l’Université McGill, qui soutient les étudiants en soins de santé de l’Université, a consacré son bulletin de l’automne 2020 au célibat pendant la résidence. Le bulletin suggère que les rencontres en ligne pourraient avoir des avantages, dans la mesure où les médecins peuvent se concentrer davantage sur l’autre personne. «Débarrassées des distractions (par exemple, les restaurants, les bars), les discussions reviennent à l’avant-plan, et leur qualité et leur profondeur s’améliorent. Comme le rythme rapide des rencontres amoureuses a diminué, les gens peuvent les aborder plus sérieusement et prendre le temps de vraiment connaître quelqu’un, son histoire et ses valeurs», écrivent Camila Velez et la psychologue Martha Chamodraka, consultantes en bien-être du bureau WELL. «Je pense qu’avec la pandémie, les seules personnes que vous rencontrez sont: a) les personnes à l’hôpital ; et b) les rencontres virtuelles», soutient le Dr Dibajnia. «Et même si cela peut fonctionner, je pense que nous attendons tous avec impatience le moment où nous pourrons laisser cette pandémie derrière nous.» Que la rencontre se passe en personne ou en ligne, il est important d’aborder certaines des réalités de la vie médicale au début de la relation, conseillent Martha Chamodraka et Camila Velez. «Cela peut vous aider à déterminer si votre amoureux comprend votre situation, et ce dont vous avez besoin l’un et l’autre pour que cette connexion se développe.» Ainsi, même si les médecins ont de nombreuses aventures et de rencontres amoureuses dans les films et à la télévision, la réalité est quelque peu différente. Pour les médecins célibataires qui souhaitent rencontrer l’âme sœur, il faut s’y consacrer, et faire comprendre à ses partenaires amoureux et à ses collègues que la vie d’un médecin ne ressemble à aucune autre.

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