Les bactéries multirésistantes, sources de la prochaine pandémie?

Il s’agissait pourtant de la principale menace en infectiologie avant que le virus SRAS-CoV-2 ne bouscule nos vies. Les maladies infectieuses, qu’on croyait maîtrisées par la médecine moderne, sont revenues en force dans les années 1970, rappelle le Dr Karl Weiss, chef du service des maladies infectieuses à l’Hôpital général juif de Montréal. Mais ce qui était surtout dans la mire du microbiologiste-infectiologue avant l’arrivée du nouveau coronavirus, c’était la résistance aux antibiotiques, qui ne touche pas une seule mais plusieurs pathologies bactériennes. «En 2019, je vous aurais dit que c’est la plus grande menace dans le domaine des maladies infectieuses. […] C’est un combat continu qu’on a mis sur la glace à cause de la COVID-19, mais qu’on va devoir reprendre quand tout sera revenu à la normale.» Le Dr Louis Valiquette, microbiologiste-infectiologue au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie – Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke (CIUSSSE-CHUS) –, est également préoccupé par la résistance aux antibiotiques. À titre d’exemple, il observe que des antibiotiques ultrapuissants, utilisés pendant de nombreuses années, ne sont plus aussi efficaces pour traiter de banales infections urinaires. «Pour la cystite, quand on regarde la liste des antibiotiques, il n’y en a presque pas; et il n’y en a aucun qu’on puisse administrer de façon orale. On est obligés de faire un traitement intraveineux», illustre-t-il. Au Canada, plus du quart des infections sont résistantes au médicament habituellement prescrit pour les traiter, selon une étude du Conseil des académies canadiennes parue en 2018. Cette proportion pourrait passer à 40% dans les prochaines décennies. Un combat continu Le phénomène est mondial. La résistance aux antibiotiques pourrait tuer 10 millions de personnes dans le monde d’ici 2050, selon une étude britannique menée en 2014. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a tiré la sonnette d’alarme à maintes reprises, la dernière fois en novembre 2020. «La résistance aux antimicrobiens ne semble peut-être pas aussi urgente qu’une pandémie, mais elle est tout aussi dangereuse», avait alors déclaré le directeur général de l’OMS, le Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus. Des plans d’action et de surveillance sont en branle dans plusieurs pays, dont le Canada et le Québec. Le Canada a élaboré un plan d’action pour lutter contre la résistance aux antimicrobiens en 2015, tandis que le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec a présenté le sien deux ans plus tard, en 2017. Ce plan sur cinq ans visait à assurer l’utilisation judicieuse des antibiotiques autant en santé humaine qu’en santé animale. Depuis, l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) met à jour en continu les guides cliniques d’antibiothérapie, entre autres pour les intervenants de première ligne dans le réseau de la santé. L’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ) est aussi responsable d’assurer la surveillance d’infections causées par des multirésistances, observées essentiellement chez les bactéries à Gram négatif. Tous ces efforts sont pour l’instant dans l’ombre de la COVID-19, qui a nécessité une réponse rapide et urgente des microbiologistes-infectiologues, souligne le Dr Louis Valiquette. À ce chapitre, il note que les patients atteints de la COVID-19 ont souvent recours aux antibiotiques parce qu’ils risquent des complications en lien avec des infections bactériennes. «Le besoin de surveiller et de contrôler l’utilisation des antibiotiques n’a jamais été aussi grand, par contre, c’est moins une priorité sur le plan institutionnel et provincial, et c’est normal», indique-t-il. La diminution des voyages à l’étranger et les mesures de prévention mises en place dans le contexte de la pandémie, comme le port du masque et le lavage des mains, ralentissent le phénomène de la résistance, note toutefois le Dr Weiss. Sur un pied d’alerte Le Dr Weiss planche présentement sur la mise sur pied d’un Centre d’excellence en maladies infectieuses à l’Hôpital général juif de Montréal. Ce printemps, il a démarré une campagne de financement visant à amasser 7,5 millions$. Ce centre agirait sur trois fronts : l’innovation en microbiologie, notamment grâce aux technologies de miniaturisation; la prévention et le contrôle des infections pour identifier rapidement les bactéries résistantes et définir les essais cliniques à réaliser sur de nouveaux médicaments et vaccins. Pour sa part, le Dr Louis Valiquette a conçu en 2010 un logiciel d’intelligence artificielle qui génère des alertes lorsque les patients reçoivent des ordonnances « sous-optimales ». « Quand on trouve des ordonnances qui ont un spectre trop large, une voie d’administration intraveineuse plutôt qu’orale, une durée trop longue, le pharmacien agit de façon rétroactive auprès du prescripteur, qui lui suggérera alors une alternative », explique-t-il. Ce logiciel « d’antibiogouvernance » est commercialisé par l’entreprise LUMED, fondée par le Dr Valiquette et ses collègues. Il a été vendu à 40 établissements hospitaliers dans le monde, dont le Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke et l’Hôpital de Chicoutimi. Il demeure cependant peu utilisé ailleurs dans la province. Si de tels logiciels peuvent contribuer à la surveillance, ils doivent demeurer des outils secondaires, croit le Dr Weiss. « La gestion de l’antibiothérapie, c’est quelque chose de complexe, ça ne se fait pas uniquement à l’échelle de la pharmacie, ça se fait à l’échelle de l’ensemble des professionnels de la santé, et même en interaction avec d’autres domaines », souligne-t-il. Il rappelle que moins d’un quart des antibiotiques au Canada est utilisé pour traiter des infections humaines. La plupart sont utilisés dans le monde agricole et en médecine vétérinaire. Des bactéries à surveiller L’OMS a dressé en 2017 la liste de 12 classes de bactéries préoccupantes en raison de leur niveau de résistance. Les bactéries à Gram négatif, comme Klebsiella pneumoniæ et Escherichia coli, qui peuvent provoquer des infections graves et mortelles, surtout chez les personnes dont le système immunitaire est affaibli, figurent en tête de liste. La gonorrhée fait également partie des infections à surveiller. Au fil du temps, la bactérie responsable est devenue résistante à plusieurs antibiotiques utilisés pour la traiter, dont la ciprofloxacine et l’érythromycine. Des rapports de l’OMS publiés en 2020 montrent que les antibiotiques actuellement en développement offrent peu d’avantages par rapport aux traitements existants et que très peu d’entre eux ciblent les bactéries résistantes les plus critiques, comme les bactéries à Gram négatif. Il y a peu de solutions de rechange, convient le Dr Louis Valiquette. «On utilise de vieux antibiotiques dont on ne se servait presque plus, qui étaient très toxiques, on est pris pour les réutiliser parce qu’on n’a pas d’autre choix», illustre-t-il. Quant aux nouveaux antibiotiques mis sur le marché, ils sont difficiles d’accès et peuvent coûter jusqu’à 10 ou 20 fois plus cher que le médicament existant. Le bilan est plus positif dans le cas de certaines bactéries comme Clostridium difficile, pour lesquelles les nouveaux traitements semblent plus prometteurs, selon les critères de l’OMS.

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