Légalisation du cannabis à des fins récréatives: enjeux pour les médecins, les pharmaciens et le système du cannabis médical actuel

Après avoir reçu à l’automne 2016 le rapport du Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis au Canada, qui fut déposé à la suite de consultations publiques menées au courant de l’été, le gouvernement fédéral a déposé son projet de loi C-45 le 13 avril dernier. L’annonce de la mise en œuvre effective de la légalisation du cannabis à des fins non médicales pour le 1er juillet 2018 fournit quelques réponses et soulève en même temps plusieurs questions au sujet de l’encadrement de la production, de la distribution et de l’usage du cannabis.Le cannabis est la substance psychoactive la plus consommée après l’alcool et le tabac au Québec comme en Occident plus généralement. En 2014-2015, 12 % des Québécois de plus de 15 ans ont déclaré avoir consommé du cannabis au cours de la dernière année, soit une hausse de 3 % des usagers depuis 2008. Par contre, on constate des réductions significatives chez deux groupes considérés à risque, soit les jeunes du secondaire et les usagers fréquents. Parmi les jeunes du secondaire, la proportion déclarant avoir fait usage de la substance au cours de l’année est passée de 41 % en 2000 à 23 % en 2013.Cannabis médical : un cadre complexeLe système d’accès au cannabis à des fins médicales, qui existe depuis 2001, a été mis en place et modifié dans la foulée de décisions des tribunaux menant à la reconnaissance des droits des patients à avoir accès à la substance, et ce, de manière raisonnable quant à ce qui a trait au prix et à la variété des produits. Le processus laborieux de mise en place du système explique probablement sa complexité et sa singularité.Les cannabinoïdes synthétiquesLa Loi canadienne réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS) permet que des substances illicites soient utilisées dans divers cadres à des fins médicales, scientifiques ou autrement « d’intérêt public ». C’est le cas, par exemple, des services d’injection supervisée, où des usagers peuvent s’injecter des substances sous la supervision d’un personnel médical qualifié. En ce qui a trait spécifiquement aux usages médicaux des substances désignées dans la LRCDAS, ils sont normalement encadrés par la Loi sur les aliments et autres drogues (LAD) et ses règlements afférents. Ceux-ci imposent diverses normes et processus visant à garantir la sécurité et l’efficacité des substances, que ce soit en encadrant leur production ou leur distribution. Quelques produits de cannabis synthétique (CesametMD, MarinolMD et SativexMD) sont distribués depuis plusieurs années en pharmacie sur ordonnance médicale. Ils ont été soumis aux mêmes processus et normes d’efficacité et d’innocuité que les autres médicaments.À lire aussi: Le «pot» légal aura-t-il un effet sur le secteur de la santé?Le cannabis séché et ses dérivésLa prescription des produits du cannabis élaborés à partir de la fleur naturelle (vendus sous forme de feuilles séchées ou d’huiles) est autorisée au Canada en vertu du Règlement sur l’accès au cannabis aux fins médicales (RACFM). Ce règlement est habilité par la LRCDAS, et non par la LAD et les règlements usuels en matière de médicaments. Ce statut juridique et réglementaire se traduit en diverses dispositions normatives peu usuelles, voire uniques à ces produits, qui ne sont dès lors pas vraiment reconnus comme des médicaments à part entière. La principale particularité du régime a trait aux modes d’approvisionnement prévus par le RACFM pour les personnes vivant en dehors des centres de santé et ayant obtenu une prescription d’un médecin. Ces personnes peuvent obtenir du cannabis soit par un producteur licencié ou par le biais d’une production personnelle, cette dernière pouvant être dévolue à un tiers désigné.Dans le cas de la culture personnelle, les autoproducteurs enregistrés auprès de Santé Canada ou de la personne qu’ils désignent pour le faire ne peuvent pas vendre, fournir ou donner du cannabis à une autre personne. Par ailleurs, une personne désignée ne peut l’être que pour deux personnes au maximum. Pour ce qui est de l’approvisionnement par l’intermédiaire de producteurs licenciés, 43 compagnies sont actuellement officiellement licenciées par Santé Canada. En vertu du RACFM, les producteurs licenciés ne peuvent que vendre directement aux patients enregistrés en utilisant le service postal. Aucun intermédiaire n’est autorisé à vendre ce type de cannabis. Les comptoirs de service ayant pignon sur rue, communément appelés « dispensaires » et « clubs de compassion », ne sont donc pas autorisés à vendre du cannabis. Ces commerces sont approvisionnés illégalement et la distribution ainsi que la vente dans ces comptoirs illégaux sont interdites.Les pharmacies ne sont pas plus autorisées à vendre ce type de produits du cannabis, bien qu’on tienne généralement pour acquis que les pharmaciens sont les plus à même d’assurer la surveillance globale de la thérapie médicamenteuse. En outre, la publicité et le marketing que peuvent faire les producteurs licenciés sont en principe fort limités, même si certains ont visiblement pris quelques libertés en finançant les activités de certaines cliniques médicales ou en s’associant à des vedettes dans le cadre d’activités promotionnelles, par exemple1.Le Collège des médecins du Québec (CMQ) considère que les données sur les dosages thérapeutiques, les interactions et l’innocuité de la substance sont insuffisantes. C’est pourquoi il a émis des directives pour venir encadrer l’application du RACFM et invite ses membres à faire preuve de prudence dans la prescription de cannabis sous forme séchée à des fins médicales. D’ailleurs, au chapitre de l’innocuité et de la sécurité, les normes de contrôle ne prennent pas en considération le fait que le cannabis est principalement fumé. Or, la combustion est un mode de consommation posant un risque de toxicité à long terme, et elle peut aussi accroître le potentiel toxique de certains additifs, notamment des pesticides.Le CMQ indique en outre que la prescription de cannabis séché ne doit se faire que dans un cadre de recherche et que les autres formes de cannabinoïdes (les produits synthétiques) autorisés par Santé Canada devraient toujours être considérées avant la prescription de cannabis séché. Un projet de recherche en cours au Québec vise d’ailleurs à mettre en place un registre pour les utilisateurs de cannabis médical : Registre Cannabis Québec. Ce projet vise à colliger des données cliniques auprès des patients qui utilisent du cannabis à des fins médicales afin d’en savoir plus sur son efficacité et son innocuité.Conséquences de la légalisation à des fins récréativesL’implantation d’un système à des fins non médicales provoquera vraisemblablement quelques bouleversements pour le système du cannabis à des fins médicales. D’abord, il y a plusieurs enjeux autour des rapports entre les deux filières et les questions restent nombreuses. Par exemple, certains identifient le risque de l’automédication des usagers/patients par la filière non médicale. Qu’en sera-t-il exactement, et comment gérera-t-on les effets négatifs de ces pratiques, le cas échéant ?La consultation du Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis au Canada a par ailleurs bien démontré que plusieurs des usagers médicaux enregistrés dans le système actuel craignent que les producteurs autorisés ne soient plus en mesure de répondre à leurs besoins. Certains problèmes médicaux nécessiteraient des compositions THC-CBD particulières, ou encore des concentrations en THC plus élevées que ce qui pourrait être autorisé pour le marché non médical. Le potentiel de croissance de revenus pour ces entreprises sur le marché non médical pourrait les inciter à répondre en premier lieu à la demande du cannabis récréatif, ou même carrément déserter le marché médical. Aussi les patients réclament-ils le maintien d’un système distinct pour préserver l’accès médical.À l’opposé, une majorité des membres de la communauté médicale préconise un système unique du cannabis légalisé qui leur éviterait la prescription d’un produit non médicalement approuvé. Le rapport du groupe de travail a recommandé au gouvernement fédéral le maintien du régime actuel de cannabis médical, à tout le moins pour une durée de cinq ans, afin de préserver l’accès aux patients pendant la transition vers un système légal ainsi que pour favoriser la recherche et l’obtention de données probantes supplémentaires en lien avec le cannabis médical. Pour l’instant, aucune disposition quant à la fusion des deux systèmes n’est prévue dans le projet de loi C-45, mais on ne sait pas non plus comment les producteurs autorisés feront évoluer leurs pratiques dans la foulée de l’ouverture du marché non médical.Enfin, si la légalisation du cannabis se justifie par la mise en place de dispositifs serrés de contrôle de la qualité et de la sécurité des produits, les écueils du système de cannabis médical démontrent que de la recherche et des mesures supplémentaires devraient être mises en place pour atteindre ces objectifs. Une intensification des inspections des installations et des contrôles de produits serait souhaitable. Aussi, les normes relatives aux pesticides et autres additifs devraient être revues pour tenir compte de la combustion.Enjeux pour la santé publique et pour les pratiques cliniques et hospitalièresLa documentation montre clairement qu’il n’y a pas de lien entre le changement de statut légal du cannabis et les volumes et modes de consommation de cette substance. Toutefois, la commercialisation du cannabis par diverses stratégies de mise en marché (promotion et publicité, prix, diversification de produits, etc.) semble assez clairement entraîner une banalisation de la substance et une hausse de l’usage – comme cela est d’ailleurs largement documenté pour l’alcool et le tabac, notamment. Le Colorado est la juridiction la plus étudiée en ce qui a trait à l’impact de la commercialisation sur l’usage, mais aussi sur divers aspects de la santé et du système de santé. Dans cet État, la légalisation du cannabis à des fins non médicales a eu lieu en 2013, mais la commercialisation agressive du cannabis médical a plutôt débuté en 2009, avec pour conséquence une augmentation de la consommation à laquelle on associe une hausse des admissions aux urgences, des hospitalisations et des appels aux centres antipoison impliquant le cannabis2,3,4. On a également observé une augmentation significative des collisions sur la route impliquant des personnes ayant consommé du cannabis5.La place accordée à la logique commerciale dans le futur système de cannabis légalisé aura donc un impact sur les bénéfices et méfaits pour la santé et sur les besoins en soins médicaux qui en suivront. Selon toute vraisemblance, la mise sur pied d’un système où les acteurs industriels seraient prédominants pourrait alimenter davantage la hausse de la prévalence d’usage observée dans la population en général et certains risques de santé (problèmes respiratoires, santé mentale, etc.), ce qui nécessiterait des ressources de santé accrues, que ce soit en clinique ou en milieu hospitalier, par exemple.C’est pourquoi l’INSPQ propose une analyse des options d’encadrement du cannabis légalisé qui éviteraient autant que possible la commercialisation et la banalisation de la substance. Les cas de l’Uruguay, de l’Espagne ou de la Belgique nous enseignent qu’il existe divers scénarios permettant d’éviter le plus possible la logique commerciale ou, à tout le moins, de restreindre ces acteurs industriels à un rôle bien précis dans un système encadré par un organisme étatique faisant également office de monopole d’achat. En portant une mission de prévention et de réduction des méfaits, des organismes à but non lucratif pourraient par exemple donner accès à des produits sécuritaires et de qualité, sans en stimuler la demande. Des options qui méritent d’être davantage discutées dans le débat public autour de ce grand projet de société.Ailleurs dans le mondeDes expériences de l’Espagne et de la Belgique, on apprend que des associations d’usagers regroupés en organisations à but non lucratif peuvent répondre à une partie de la demande d’accès au cannabis chez les usagers existants, et le faire largement sans chercher à recruter de nouveaux usagers et sans chercher à augmenter l’usage des membres, hormis quelques cas documentés de dérives de certaines coopératives. Ces coopératives d’usagers ont d’ailleurs été légalisées en Uruguay, le seul pays à ce jour à avoir légalisé le cannabis à des fins non médicales. Les coopératives d’usagers y constituent en effet un des trois modes d’accès au cannabis retenu, en parallèle à l’autoproduction à domicile (un mode d’accès non commercial) et à l’accès en pharmacie. Dans ce dernier cas de figure, de fait à but lucratif, il faut savoir que les pharmacies de l’Uruguay offrent une image un peu moins commerciale que les grandes chaînes d’Amérique du Nord et sont perçues comme telles par leurs patients et par leurs propriétaires, qui ont d’ailleurs été très réticents à offrir du cannabis non médical. En outre, les producteurs à but lucratif qui leur fournissent le cannabis doivent vendre leur production à un monopole d’achat étatique qui a procédé à une analyse de la demande d’accès au cannabis afin de déterminer les volumes demandés aux producteurs, dans une optique de gestion de l’offre qui est assez loin de la logique de stimulation de la demande qui sous-tend notre monopole d’achat en matière d’alcool, par exemple.* Conseillers scientifiques à l’Institut national de santé publique du Québec1. En ligne (page consultée le 25 avril 2017). http://www.ledevoir.com/politique/canada/484619/marijuana-medicale-des-cliniques-financees-par-les-producteurs2. En ligne (page consultée le 25 avril 2017). http://www.rmhidta.org/html/2015%20PREVIEW%20Legalization%20of%20MJ%20in%20Colorado%20the%20Impact.pdf 3. En ligne (page consultée le 25 avril 2017). https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/248317524. En ligne (page consultée le 25 avril 2017). http://www.rmhidta.org/html/2015%20PREVIEW%20Legalization%20of%20MJ%20in%20Colorado%20the%20Impact.pdf5. En ligne (page consultée le 25 avril 2017). https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/24831752Pour plus d’informationDossier Cannabis et santé : https://www.inspq.qc.ca/dossiers/cannabis

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