Le nouveau patient: comment veut-il être soigné?

Il y aura un avant et un après le 16 mars 2020 pour la télémédecine au Québec. Ce jour-là, le gouvernement Legault concluait une entente avec la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) spécifiant que, dans le contexte de la pandémie de COVID-19, les soins administrés «par correspondance ou par voie de télécommunication par des professionnels de la santé sont considérés comme des services assurés». Depuis, les téléconsultations réalisées par les médecins de famille – comme par les médecins spécialistes d’ailleurs – sont rémunérées au même tarif que les consultations en personne. «Jusque-là, il y avait beaucoup de réticences face à la télémédecine non seulement de la part des médecins, mais aussi des patients. Les uns comme les autres ont découvert cette façon de faire sur le tas, et les barrières ont été levées par la force des choses, presque du jour au lendemain», fait observer Maude Laberge, chercheuse en santé des populations et pratiques optimales en santé au Centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de Québec – Université Laval. En plein cœur de la première vague, quelque 13 000 médecins québécois ont ainsi offert des services à distance, selon des données de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), et plus de 2,2 millions de Québécoises et Québécois ont reçu un appel de leur médecin de famille ou de leur spécialiste entre le 16 mars et le 8 juin 2020. Un an plus tard, le soufflet n’était pas retombé, malgré le retour à une certaine normalité dans les groupes de médecine familiale (GMF) et les services d’urgence. Toujours d’après la RAMQ, 41 % des patients québécois ont eu recours à un omnipraticien par téléconsultation de mars 2020 à mai 2021 (ce chiffre était monté à 60 % en avril 2020). «Le mouvement de la télémédecine est enclenché, et il est irréversible», estime le Dr Antoine Boivin, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le partenariat avec les patients et le public. Parce que les médecins y ont trouvé leur compte, et les patients plus encore. Selon un récent sondage effectué par la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), 85 % des Québécois qui ont expérimenté la téléconsultation se disent satisfaits du service rendu et 75 % souhaiteraient que l’on continue d’offrir de tels services après la pandémie. «Il est vrai qu’on a accéléré de 10 ans en une année», convient le Dr Marc Robin, directeur médical de Dialogue. Cette entreprise montréalaise offre une plateforme de santé intégrée à deux millions de Québécois par l’entremise de ses 7000 partenariats d’affaires avec des clients comme la Financière Sun Life ou la Banque Nationale. «Depuis janvier, on réalise en moyenne 700 consultations médicales par jour pour des patients québécois qui bénéficient de nos services grâce à leur employeur», précise le Dr Robin. Chez l’autre acteur important du secteur, Telus Santé, on observe aussi que la demande de soins virtuels croît sans cesse. «Entre le début de la pandémie et mai 2021, nous avons constaté une augmentation de 14,7 % de l’utilisation hebdomadaire des soins de première ligne et de 56,1 % de l’utilisation liée à la santé mentale par l’entremise de notre service Akira», indique le directeur médical de l’entreprise, le Dr Michel Hébert, qui reconnaît lui aussi que «la COVID-19 a brisé la glace en provoquant une accélération incroyable. La techno était là; le souci, c’était le modèle d’affaires», ajoute le médecin de famille, soulignant que l’entente entre le gouvernement et la FMOQ a desserré un «gros frein» Le bon vieux téléphone… et ses limites Face à l’urgence sanitaire, tout le monde s’est adapté à la vitesse grand V, mais «la grande majorité des téléconsultations s’est faite par téléphone», remarque cependant Maude Laberge. «Les médecins de famille et les patients n’étaient pas tous outillés pour utiliser Zoom ou Teams, tandis qu’un appel, c’est moins compliqué à passer et plus facile à prendre», expose la chercheuse. Sa consœur Marie-Pascale Pomey, titulaire entre autres de la Chaire en évaluation des technologies et des modalités de pointe du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) sur l’engagement des citoyens et des patients dans la transformation des organisations et du système de santé, a mené des entrevues durant la première vague avec des patients et des professionnels de santé qui ont eu recours à la télémédecine. Il en ressort que «les gens ne sont pas tous à l’aise avec la vidéoconférence» et que les «embûches technologiques rencontrées par les uns et les autres ont créé de l’irritation, alors que le téléphone, chacun en a un, et ça reste super simple», signale la médecin-conseil de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) qui s’est aperçue que cette bonne vieille technologie du 19e siècle avait toutefois généré des frustrations. «La grande majorité des patients à qui j’ai parlé ont été déçus par leur appel, ils l’ont trouvé impersonnel et expéditif. Sur Zoom ou Teams, ils ont davantage eu l’impression d’interagir avec leur soignant, d’être parties prenantes de leur consultation.» Pertinent pour la santé mentale, moins pour les soins primaires Sur le plan clinique, la pandémie a révélé la pertinence des soins virtuels en matière de santé mentale. Peur d’attraper le coronavirus, de perdre son emploi, angoisse liée aux confinements…, le bien-être psychologique de la population a été mis à rude épreuve l’année passée. Une étude réalisée en septembre 2020 par des chercheurs de l’Université de Sherbrooke a ainsi montré qu’un adulte sur cinq avait eu des symptômes en lien avec un trouble d’anxiété généralisée ou une dépression majeure qui auraient nécessité d’être évalués cliniquement. Plusieurs ont néanmoins pu se tourner vers des ressources en télémédecine, comme en témoignent les chiffres avancés par Dialogue ou Telus Santé. «Depuis le début de la pandémie, les demandes de consultation en santé mentale ont augmenté à un rythme 50 % plus rapide que les soins primaires. Elles représentent aujourd’hui 30 % des raisons de consultation chez Dialogue, comparativement à 7 % avant la crise sanitaire», note le Dr Marc Robin, soulignant que l’approche virtuelle en santé mentale permet d’abaisser les barrières à l’accès aux soins en santé mentale. «On arrive à capturer le moment où le patient est en détresse et à le jumeler avec le bon praticien. Dans le circuit traditionnel, il s’écoule 3 à 16 semaines avant d’avoir un rendez-vous avec un intervenant en santé mentale et il y a 50 % de chances que le patient l’annule. Chez nous, il parle à quelqu’un en moins de cinq minutes», assure le directeur médical de Dialogue. Son homologue chez Telus Santé signale pour sa part l’effet désinhibiteur des téléconsultations. Le Dr Michel Hébert confirme : «Les gens sont plus à l’aise de se confier derrière leur écran qu’en présentiel. Ils trouvent que c’est plus convivial en virtuel, moins formel.» La pandémie a également confirmé que la télémédecine s’appliquait bien à la dermatologie – une photo peut suffire à établir un diagnostic – ou à l’orthophonie, par exemple. Les nutritionnistes sondés par Marie-Pascale Pomey ont eux aussi été particulièrement séduits. «Ils ont pu accéder au quotidien des patients, voir leur frigo, cuisiner avec eux, ce qui leur a permis de créer une relation plus humaine, plus personnelle», rapporte la chercheuse qui a également obtenu des retours d’expérience positifs de la part de patients atteints de COVID-19, hospitalisés au CHUM et au Centre universitaire de santé McGill (CUSM), et dont les symptômes ont ensuite été suivis à l’aide d’une application mobile. «Même avec une littératie basse ou un vieux cellulaire, ils se sont volontiers prêtés à l’exercice en entrant leurs données. Ils se sont sentis parties prenantes de leurs soins tout en ayant un filet de sécurité», signifie la médecin spécialiste en santé publique, convaincue que la télémédecine est propice à la gestion à distance des maladies chroniques, comme le diabète ou l’insuffisance cardiaque. En revanche, elle a montré ses limites en matière de soins primaires. «L’enjeu, c’est d’éviter les doubles consultations pour limiter les doubles facturations», souligne Maude Laberge. Or, poser un diagnostic nécessite la plupart du temps un examen physique, d’autant plus si c’est un nouveau patient. «Les patients ont eux-mêmes réalisé que la téléconsultation avait des limites et ils me disaient souvent qu’ils avaient besoin de me rencontrer», témoigne le Dr Michel Hébert qui exerce en parallèle au GMF La Cité Médicale de Québec. «On en est aux balbutiements des visites virtuelles, ajoute-t-il. C’est un cadre différent et il y aura forcément des ajustements à faire.» Seule certitude présentement, les patients veulent avoir le choix entre un rendez-vous en personne ou de façon virtuelle; ainsi, 32 % choisiraient la télémédecine et 38 % opteraient pour une consultation sur place, selon le sondage de la FCCQ. Omnipraticien au GMF de Val-Bélair–Valcartier–Sainte-Catherine, à Québec, le Dr André Bélanger a justement laissé ses patients choisir et «la majorité s’est présentée au cabinet», indique-t-il. Ce qui n’était pas pour lui déplaire. «J’ai fait deux ou trois rendez-vous par téléphone pour régler des détails, mais pour examiner quelqu’un, j’ai besoin de le voir pour l’ausculter et observer son non-verbal aussi», indique-t-il. La proximité a encore de l’avenir Pharmacien à Ascot Corner, en Estrie, Christophe Augé a quant à lui expérimenté la télépharmacie en proposant des consultations à distance pour les cas d’infection urinaire chez la femme, d’herpès labial, de rhinite allergique ou encore de dysménorrhée primaire. «L’idée datait d’avant la pandémie, mais la crise sanitaire a accéléré son lancement», dit-il, reconnaissant toutefois que l’initiative n’a pas connu le succès espéré. «La réception a été pratiquement nulle, mais je considère que c’est malgré tout positif. Ça veut dire que les gens préfèrent encore venir nous voir en personne, et ça me rassure : il y a encore de beaux jours pour la pharmacie de proximité !» Ce besoin de proximité, l’omnipraticienne France Légaré l’a également perçu au GMF-U de Saint-François d’Assise, à Québec. Également professeure au Département de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université Laval, elle a étendu ses plages horaires de consultation en sans-rendez-vous depuis avril 2020. «Avant, c’était naturel, quasi banal, de voir son médecin, mais avec la pandémie, c’est presque devenu exceptionnel. Alors, quand les gens arrivent à nous rencontrer, ils sont vraiment contents et reconnaissants de nous savoir au poste», témoigne cette dernière, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la décision partagée et l’application des connaissances, qui a dû affronter des cas plus lourds qu’à l’accoutumée. «Les patients viennent avec des symptômes plus marqués, des problèmes de santé plus sévères», indique la médecin qui a dû traiter des thrombophlébites des membres inférieurs ou diagnostiquer des cancers en sans-rendez-vous. La difficulté à consulter un médecin ne s’est pas pour autant traduite par une hausse de l’automédication, a constaté Christophe Augé. En revanche, elle a amené les patients à trouver des stratégies pour obtenir des rendez-vous médicaux et elle les a rendus plus alertes sur leur santé, a observé de son côté Marie-Pascale Pomey. «Ils vont plus qu’avant chercher des informations sur Internet et sont plus critiques aussi, mais ils n’ont souvent qu’une partie de la réponse», précise-t-elle Les citoyens : premiers soignants Pour le Dr Antoine Boivin, cette volonté des patients de s’impliquer dans leur santé est plutôt positive. «Cela montre qu’ils veulent être acteurs de leur bien-être, et c’est tant mieux, car la pandémie a démontré qu’ils avaient un rôle clé à jouer», affirme le médecin chercheur. «On a mis les professionnels de la santé sur un piédestal, ce qui est un peu paradoxal; 80 % des personnes malades de la COVID-19 ont en effet été soignées par elles-mêmes avec l’aide de leurs proches. Et si on a réussi à contenir l’épidémie au Québec, c’est grâce aux citoyens qui ont appliqué les gestes barrières et qui se font massivement vacciner.» Selon lui, le principal enseignement de la pandémie réside dans le changement de paradigme qu’elle a instillé chez les soignants. «Elle a transformé le patient qui reçoit des soins en patient qui donne des soins. En télémédecine par exemple, ils sont devenus nos yeux, nos oreilles et nos mains, et la profession médicale a pris conscience que les patients sont capables, fiables et qu’on peut réfléchir avec eux pour prendre la bonne décision.» Ce changement s’inscrira-t-il dans la durée ? Le Dr Boivin n’en est pas certain. «Il y a de la pédagogie à faire auprès des soignants, mais aussi des patients», affirme-t-il tout en se montrant favorable à un enseignement civique en santé. «Les citoyens doivent être préparés à jouer un jour le rôle de soignant et on doit les aider à acquérir les compétences leur permettant de prendre soin d’eux, d’apprendre non seulement à s’écouter et à détecter les signaux de leurs corps, mais aussi à se tourner vers la bonne ressource le cas échéant. Car le médecin de famille a lui aussi ses limites et il n’est pas nécessaire de l’appeler à chaque fois.»

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