Le concept de «normalité» et la plaque émotionnelle

Puis-je vous poser une question? Qu’est-ce que la normalité? Pour tenter d’y répondre, je commencerai par faire référence au travail de Gabor Maté1, un auteur qui possède bien plus de connaissances et de compétences dans ce domaine que je ne pourrai jamais en avoir. Dans le livre Myth of Normal, il explore le concept de normalité en termes humains. J’en ai extrait l’essence, que j’ai décortiquée et présentée sous forme visuelle. Je ne me souviens pas d’un cours à la faculté de médecine où l’on aurait abordé: «Voilà ce qu’est la normalité et les aberrations auxquelles les médecins devront faire face quotidiennement». Oui, je connais la valeur acceptable du potassium sérique et des fractions d’éjection cardiaque. Mais est-ce que je sais où se situe mon patient dans le spectre de la normalité? Non. Si je le voulais, il me faudrait beaucoup de temps d’interrogatoire et d’examens pour procéder à de telles évaluations individuelles. Mon rendez-vous d’une heure ne suffirait jamais. Comment pouvons-nous nous attaquer à l’angine de poitrine, par exemple, et apprécier les multiples facteurs de stress, les comorbidités et les variables confondantes, et le faire correctement? J’aimerais présenter une expérience de pensée. Il existe une ligne de base (normale) sur laquelle nous sommes nés. Disons que y=0 sur un graphique cartésien. Nous supposons que cette ligne de base sera la valeur normale tout au long de notre vie. Cette ligne de base peut cependant dévier. Les hauts peuvent être un gain aux cartes, un mariage, une récompense ou une promotion. Les creux (c’est-à-dire les nombres négatifs) se produisent en cas de blessure ou de maladie, de stress ou de sinistre, de traumatisme mental, physique ou émotionnel. Les médecins ont pour mission d’empêcher les patients de tomber dans les nids-de-poule et les crevasses, parfois en les guidant (médecine préventive), parfois en les sauvant (traitement). Une crise cardiaque est un exemple de maladie aiguë, un plongeon dans le -3 ou le -4 (en espérant qu'il n'y ait pas d'aggravation vers l'abîme). La douleur nous conduit à l’hôpital où la thrombolyse et l’ICP aiguë nous ramènent à -1, puis lentement vers la ligne de base. Bien entendu, si nous conservons des symptômes de lésions cardiaques ou de dépression, il se peut que nous ne revenions jamais vraiment à notre niveau de base. Un diagnostic de cancer peut nous bloquer à -2 pendant des mois ou des années, tout comme des douleurs dorsales chroniques. Mais ce modèle est inexact. La raison peut sembler évidente à certains. La ligne de base n’est pas fixée à y=0. Elle est déterminée par des facteurs familiaux et sociétaux. Les premiers dépendent des gènes dont vous avez hérité, de la qualité de votre éducation et de la chance que vous procure votre expérience de vie. Les seconds sont définis par une série de facteurs de stress, de pressions psychologiques majeures, qui comprennent (a) les guerres, (b) la pauvreté, les privations et la discrimination (absolue ou relative), (c) les menaces infectieuses pour la survie de l’espèce (d) la perception de sa propre vulnérabilité et (e) d’autres traumatismes, etc. Vous savez tous que ces facteurs de stress ont augmenté au cours de la dernière décennie. J’ai du mal à regarder l’émission The National de la CBC ces jours-ci — les présentateurs semblent anxieux, les nouvelles sont le plus souvent mauvaises, les solutions impossibles, l’avenir incertain. Même le volume sonore semble avoir été augmenté. Je vais me coucher et j’ai du mal à dormir: le prix de l’essence augmente, la planète se réchauffe, la pollution est omniprésente et un autre dictateur menace la paix dans le monde. Quel avenir pour mes enfants? Et, pour couronner le tout, l’industrie de la publicité, en pleine expansion, nous parle des «cossins» que nous devons acheter pour ne pas nous laisser distancer par nos semblables. Des choses dont nous n’avons pas besoin, même si elles nous facilitent la vie, nous donnent plus de pouvoir et nous rendent socialement plus attrayants. Ainsi, l’opiacé des masses (c’est-à-dire la télévision, et non le sport ou l’alcool) nous dit que nous ne sommes pas à la hauteur, et augmente notre déviance par rapport à y=0. Maintenant, si nous nous comparons à ceux qui vivent au Yémen ou à Bornéo, nous sommes peut-être à +5, mais pour ceux d’entre nous qui vivent en Amérique du Nord, la ligne de base est tombée à -2. Lorsqu’un patient se présente à votre cabinet, il peut avoir une panoplie de facteurs de stress dont il ne vous parle pas (et que vous n’essayez pas de découvrir). Il se demande pourquoi il ne dort pas, a des migraines deux fois par semaine et des palpitations. Nous nous contentons de demander des analyses sanguines, un moniteur Holter et un échocardiogramme. Lire aussi: Trouble obsessionnel-compulsif, dépressif ou anxieux? Comme vous le savez, la santé dépend à 80% de paramètres sociétaux (emploi pour tous, revenus et logements stables et suffisants, absence de guerre/pestilence/famine) et à 20% d’interventions sanitaires directes (médecins, infirmières, hôpitaux). Il n’est donc pas surprenant que nous n’ayons qu’un petit rôle à jouer dans l’amélioration de la situation de départ. Pour avoir un impact important, nous devons nous attaquer au chômage, à la pauvreté, à la violence armée, aux inégalités sociales, aux préjugés raciaux et sexistes, aux traumatismes subis par les enfants, à la toxicomanie, etc. Terminons ce modèle en lui donnant une dimension tridimensionnelle. Il s’agit d’un tuyau, plutôt que d’une ligne. Un tuyau rétréci par le poids de la misère liée au stress. Je l’appellerais la peste émotionnelle. Gabor Maté souligne que les traumatismes et le stress ont un impact significatif sur le bien-être physique. L’augmentation des cancers indépendants du tabac, des maladies auto-immunes, de l’obésité, du diabète et/ou de l’hypertension peut être liée à une agression psychologique de l’axe HPA (hypothalamo-hypophyso-surrénalien). Ce phénomène s’ajoute au tsunami émotionnel d’anxiété, de dépression et de suicide que nous connaissons dans les pays développés. Le modèle de Glagov de l’athérosclérose coronarienne nous a bien servi. Il pourrait également permettre de prédire les conséquences de la plaque émotionnelle pour notre espèce. Peut-être devons-nous revenir à la nature: moins de délais, plus de tolérance, moins de négativité, plus de compréhension et moins de «cossins». Certaines sociétés évoluent comme des abeilles tueuses: augmentation de l’agressivité et baisse de la productivité. Nous devons nous en méfier et, plus encore, contribuer activement à l'atténuation du désarroi social. Le Dr Hector Baillie est un interniste communautaire, polyvalent, qui travaille en Colombie-Britannique. Il écrit sur des cas et des concepts qui sont susceptibles de stimuler la discussion et le changement. Reference: 1. The Myth of Normal: Trauma, Illness and Healing in a Toxic Culture, Gabor et Daniel Maté; ISBN 9780735278363 (2002)

Le concept de «normalité» et la plaque émotionnelle

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes