«Juste une auscultation» par an pour dépister les valvulopathies: et si on mettait la science au cœur des recommandations?

Les auteurs de cette lettre sont impliqués à différents niveaux dans la campagne Choisir avec soin Québec, qui met de l’avant l’importance de l’utilisation judicieuse des ressources en santé.Nous réagissons à l’article récemment paru dans le Journal de Montréal, où une collègue cardiologue et une collègue chirurgienne cardiaque recommandent une auscultation cardiaque annuelle pour tous les patients, quel que soit leur âge, et encouragent les médecins de famille à développer ce «réflexe» lors de chaque visite pour dépister les maladies valvulaires. Cette recommandation est surprenante, surtout lorsque l’on sait qu’elle est contraire aux pratiques fondées sur les données probantes.Depuis 1979, le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs déconseille l’examen de routine annuel. Cette position est largement soutenue par la littérature médicale, qui démontre que les visites dites «de bonne santé» n’apportent pas de bénéfices significatifs pour la plupart des patients. Avant de recommander une pratique chez des patients asymptomatiques, il est essentiel d’en démontrer clairement les bénéfices associés , et cela, avant de l’encourager, ce qui n’a pas été fait ici.PréoccupationsInspirés de notre liste de 10 recommandations pour assurer l’usage judicieux des ressources, nous reprenons les éléments qui, à la lumière des données dont nous disposons, n’ont pas été respectés avant d’émettre cet appel à la sensibilisation et au dépistage des valvulopathies.Ne pas faire de recommandation sans une évaluation rigoureuse des données.Ne pas faire de recommandation sans considérer les enjeux pertinents pour les patientes et patients.ll n’existe pas de données démontrant que l’auscultation annuelle chez les patients asymptomatiques réduit la mortalité, ou encore améliore la qualité de vie. Émettre une telle recommandation sans étude suggérant des bénéfices est contraire à la démarche scientifique.Ne pas émettre de recommandation sans en considérer les répercussions sur l’utilisation des ressources.Le système peine déjà à offrir des soins aux patients symptomatiques et malades, qui rencontrent des difficultés d’accès aux soins de première ligne, ainsi qu’aux investigations et suivis en spécialité en temps opportun. Nous sommes donc particulièrement inquiets des impacts qui risquent de découler de telles recommandations peu ou pas pertinentes, puisqu’il y aura évidemment des tests supplémentaires demandés, des visites de suivi, etc.Ne pas utiliser des avis d’experts sans considérer l’effet potentiel des conflits d’intérêts.La semaine de sensibilisation aux maladies valvulaires est soutenue et promue par l’organisme «Une voix aux maladies valvulaires», qui est financé par des compagnies fabricant du matériel de remplacement valvulaire . On ne peut que se questionner sur l’intérêt pécuniaire des compagnies qui soutiennent cette campagne et cet appel au dépistage.Ne pas présenter de données sans fournir des nombres absolus.Ne pas faire de recommandation sans tenir compte de l’ensemble des conséquences, y compris des préjudices qui pourraient en découler.N’étant pas appuyée par des études solides, la recommandation ne mentionne aucunement les bénéfices et les risques du dépistage proposé, encore moins en nombres absolus.Les risques de surdiagnostic et d’anxiété inutiles causés par des tests supplémentaires ne sont pas abordés. Pourtant, ces effets sont bien documentés dans plusieurs contextes similaires. À titre d’exemple, une étude avait démontré comment un diagnostic de souffle cardiaque posé chez les adolescents menait à une restriction persistante de l’activité physique malgré une échographie cardiaque permettant de conclure qu’il s’agissait d’un souffle bénin. Une proportion élevée des parents étaient confus ou considéraient encore que leur enfant était malade malgré une échographie rassurante.Lire aussi: La nature, alliée de la réadaptation cardiaqueDe plus, il est indéniable qu’une telle recommandation, si elle est suivie, aura des répercussions sur l’accessibilité des soins de santé. En plus du temps passé à faire ce dépistage non soutenu par les données, toutes les situations où des souffles seront identifiés demanderont des ressources médicales supplémentaires. En l’absence de preuve de bénéfice de cette pratique, il est probable que cela détournera ces ressources de problèmes plus urgents ou limitera l’accès en temps opportun pour des patients qui sont susceptibles d’en bénéficier davantage. Ce faisant, la personne essoufflée attendra plus longtemps pour son échographie cardiaque, un test qui est, dans ce cas, beaucoup plus susceptible d’influencer la conduite clinique.Ne pas présumer de l’efficacité ni de l’innocuité du dépistage.Ne pas faire de recommandation sans considérer le temps nécessaire pour traiter.Les médecins de famille doivent prioriser les interventions qui ont été démontrées bénéfiques, au lieu de consacrer du temps à des interventions à faible valeur ajoutée. Lorsqu’il est offert, le dépistage devrait être limité aux interventions appropriées, appuyées par les données probantes, dans un esprit de décision partagée.Pour démontrer le coût d’opportunité associé à cette recommandation, estimons le temps que cela demanderait aux médecins de famille québécois pour appliquer la recommandation de dépister tout le monde, une fois par année. Estimons de façon conservatrice que cela concernerait 75% de la population, et que l’auscultation ne prend qu’une minute par patient. En rappelant que nous sommes 8,5 millions de Québécoises et Québécois, on peut prévoir que cela prendrait, annuellement 106 250 heures médicales pour y procéder: en présumant une semaine de 45h de travail et 48 semaines travaillées par année, cela représente près de 50 médecins de famille qui accomplissent cette tâche à temps plein, pour ausculter des patients asymptomatiques. Cela ne considère même pas le temps nécessaire pour faire les références pour des examens complémentaires, assurer le suivi de ces examens et documenter le tout. Cela n’inclut pas non plus les visites supplémentaires que peut générer une trouvaille de souffle cardiaque.Ne pas oublier, pour les responsables de rédaction de lignes directrices ou d’organisation de formation médicale continue, de faire participer les intervenantes et intervenants concernés en temps opportun et en proportion suffisante.Il est regrettable que cette recommandation envers les médecins de famille ne fasse pas l’objet d’un consensus interdisciplinaire, en incluant notamment les principaux intéressés, soit des personnes œuvrant en soins de première ligne.Lire aussi: Prédire les récidives d'AVC pourrait devenir une réalitéEn conclusionLa recommandation de pratiquer une auscultation annuelle chez les patients asymptomatiques est non seulement déconnectée des réalités cliniques, mais elle va également à l’encontre des meilleures pratiques, fondées sur les données probantes. Les médecins de famille, en qui nous avons toute confiance, sont parfaitement capables de déterminer quand une auscultation est nécessaire et pertinente, notamment lorsque les patients présentent des symptômes: personne ne remet en question l’utilité de procéder à une évaluation minutieuse et d’être à l’affût de présentations atypiques des maladies valvulaires.Comme l’ont exprimé des collègues dans un texte paru dans le Médecin de famille canadien : «À une époque où les ressources médicales sont limitées et où les professionnels de la santé peinent à intégrer toutes les “bonnes idées” dans leur pratique, il est primordial de rester concentré sur les priorités ayant démontré des bénéfices sur la santé des patients.» (traduction libre)

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