Joanne Liu, engagée pour la vie

C’est à l’Université McGill1 où elle enseigne que nous avons la chance d’attraper au vol la docteure Joanne Liu, pédiatre urgentiste, sommité de la médecine humanitaire et professeure adjointe de clinique au CHU Sainte-Justine. Entre un voyage en Europe et un autre en Turquie, elle a tout de même trouvé le temps d’assister à la représentation de la pièce Nos Cassandre2. Plus que par simple goût pour le théâtre, puisqu’elle en est le personnage central.«Je leur ai demandé de ne pas me peinturer comme un héros.» Raté. L’humilité de Joanne Liu est à toute épreuve, alors que se joue en ce moment sur scène un pan de sa vie hors-norme. Tout est pourtant parti d’un «concours de circonstances», dit-elle. Une rencontre, fortuite, avec le metteur en scène Frédéric Dubois après l’une de ses pièces il y a quelques années. Le directeur artistique de la section française de l'École nationale de théâtre du Canada lui propose alors de venir parler à ses étudiants. «J’y suis allée deux fois, c’était toujours super intéressant. Je suis une grande fan d’art, je pense qu’il est essentiel pour faire passer des messages.»Réapprendre à trouver la véritéLorsque la médecin recroise Frédéric Dubois en 2021, toujours à la sortie de l’une de ses pièces, mais cette fois éprouvée par la pandémie, elle lui parle de la gestion catastrophique de la Covid-19 et d’un devoir de mémoire envers les victimes. Ne pas oublier ces aînés morts dans la solitude la plus totale, sans que leurs proches aient pu leur tenir la main. Se rappeler, en parler, signifie aussi apprendre de ses erreurs et mieux se préparer. «C’est comme ça que ça a commencé.» À lire aussi: Olivier Bernard: quand des médecins «dérivent» et propagent des théories du complotSauf que Joanne Liu voulait parler de la Covid, pas d’elle-même. Après de nombreuses discussions – «Frédéric Dubois et Anne-Marie Olivier [l’autrice de la pièce, ndlr] trouvaient que parler seulement de la pandémie serait trop lourd, qu’il fallait élargir à autre chose» –, elle accepte de parler de son parcours. «Je n’avais pas envie que les projecteurs soient autant braqués sur moi, mais on m’a dit qu’il fallait une trame dramaturgique et donc des personnages-clé auxquels le public pourrait se référer.» L’urgentiste se plie aux exigences de l’art. Nos Cassandre est née. Une Cassandre, Joanne Liu en est une, notamment lorsqu’elle publié, le 29 mars 2020, une tribune dans le Globe and Mail. Telle la figure mythologique prédisant la chute de Troie sans être écoutée, la médecin écrit: «J'ai fait face à des épidémies dans le monde entier. C'est désormais au tour du Canada de se préparer au pire». Ses prédictions étaient justes, mais elle aussi sera ignorée. «Depuis Trump notamment, et l’ère de la post-vérité, une distorsion s’est opérée. Il y a une remise en cause de la parole des scientifiques, de ceux qui savent, qui ont vécu, cherché», clame celle qui a si souvent pris la parole, malgré un sentiment d’impuissance. «Médecins sans frontières a essayé pendant plusieurs mois de prévenir le monde de l’urgence du virus Ebola, qui n’était pas une épidémie comme les autres. Mais personne ne nous a écoutés car, en 2014, il y avait en même temps la guerre en Syrie, à Gaza et en Crimée. Quelques personnes mourant d’une épidémie obscure en Afrique de l’Ouest ne faisaient pas la une.»Une histoire «pas si particulière»Pour enfin raconter cette vérité, il a fallu en passer par l’art, et la mettre en scène. La pièce nous emmène donc d’un CHSLD de Montréal à la Libye, en passant par Haïti et le Congo; des moments-clés de l’histoire humanitaire et de l’histoire de Joanne Liu. Avant la scène artistique, la médecin en a foulées plus d’une autre. La scène internationale et humanitaire d’abord, comme première Québécoise devenue présidente internationale de Médecins sans Frontières en 2013, en plus de ses missions médicales dans différentes zones de conflit ou d’urgences sanitaires. La scène politique aussi, lors de son allocution mémorable devant le Conseil de sécurité des Nations Unies en 2016 pour condamner le bombardement des hôpitaux, un an après l’attaque de Kunduz, en Afghanistan, par les forces américaines qui a fait plus de 40 morts parmi les civils et travailleurs humanitaires. À lire aussi: Déraciner sa famille pour soigner des Québécois à 9000 kilomètres de chez soiMais c’est la première fois que la pédiatre urgentiste voit sa vie défiler sur une scène de théâtre. «C’est extrêmement troublant, ça crée un malaise, confie-t-elle. À un moment donné dans la pièce, on me voit faire le discours de l’ONU sur un très grand écran. J’ai quémandé à tout le monde de retirer cette vidéo, car je trouvais insupportable de me voir. Ils ont refusé en disant que c’était important pour les gens de me voir au moins une fois dans la pièce, cela aurait été trop abstrait autrement.» Joanne Liu a donc dû lâcher prise, cette fois-ci. «J’aurais moi-même voulu créer dans la vie, mais je n’ai pas créé grand chose. Être l’objet de cette œuvre-là est quelque chose de très troublant, car mon histoire n’est pas si particulière que cela.» «L’art nous fait tolérer l’intolérable»Nos Cassandre retrace ses combats, ses espoirs, ses désillusions. Mais n’allez pas croire qu’il s’agit d’une œuvre sur sa seule existence. Cette pièce est une ôde aux travailleurs humanitaires, à l’indignation et à l’engagement.L’indignation face aux guerres, aux souffrances humaines, à l’oubli aussi. Dans cette société ultra-médiatisée où une information en chasse une autre, il semblerait que seul l’art parvienne à nous faire réagir, du moins l’espère-t-elle. «Quand j’étais ado, j’ai vu le film The Killing Fields (1984) sur la guerre du Cambodge. La trame dramaturgique est énorme, et les émotions qu’elle crée aussi. Cela n’aurait pas été pareil si j’avais simplement lu un livre sur le sujet. C’est pareil pour la pièce: je ne suis pas sûre que le public soit allé relire l’intégrale des prises de parole de MSF, c’est trop indigeste. On retient mieux quand une émotion est liée au souvenir. Comme c’est dit dans la pièce, l’art nous fait tolérer l’intolérable», estime Joanne Liu. Une figure, mi-humaine mi-divine la suit d’ailleurs depuis toujours: celle de Nelson Mandela, dont le combat non-violent contre des années d’apartheid la bouleverse. «Quand tu es une jeune adulte et que tu vois ça, tu te dis que tout est possible. Ça a été une réussite flamboyante, il est un modèle pour moi et pour des générations.» «Il n'y a pas de hiérarchie de la bonne action»Des histoires, Joanne Liu aime ça et n’en manque pas. La pédiatre distille toujours quelques anecdotes pour marquer l’esprit de ses interlocuteurs. La pièce s’en fait le porte-voix. On la retrouve ainsi en pleine zone de conflit, seule sur scène. «J’ai entendu des histoires qui vont me hanter pendant des années. Celle d’une femme enceinte qui a été obligée de rester debout sur un pied pendant des heures, au milieu d’une cour en plein soleil, jusqu’à ce qu’elle tombe d’épuisement. Elle m’a dit: “mon histoire n’est pas la pire.”» À lire aussi: Dre Louise Caouette-Laberge: Valoriser le travail des femmesFace à ces horreurs, les travailleurs humanitaires sont en première ligne. C’est à eux que cette œuvre est dédiée, rappelle la médecin. «À MSF, les médecins ne sont pas les plus nombreux, et surtout ne sont pas très utiles s’ils sont tous seuls. Il nous faut les infirmières et infirmiers, les logisticiens, les administrateurs… Ce sont des corps de métiers différents et complémentaires. C’est une histoire individuelle qui n’existe pas sans le collectif. Tout seul, on est vraiment rien.» Lorsque ses collègues de MSF sont venus assister à la première, beaucoup ont eu l’impression de revivre leurs missions. «Ces mots m’ont mis du baume au cœur, confie Joanne Liu. Ils se sont identifiés aux personnages, c’est la raison d’être de cette pièce.» Mais Joanne Liu ne se limite pas à la définition stricto sensu du travailleur humanitaire. Pas besoin d’être en zone de guerre pour venir en aide, toutes les formes d’engagement sont salutaires. «Pour moi, un aidant est un travailleur humanitaire. Il était important que ça soit dit. Je ne voulais pas que les gens pensent que la seule façon d’agir était d’aller sur la ligne de front. Je suis profondément convaincue que toutes les actions comptent, qu’il n’y a pas de hiérarchie de la bonne action. Je ne veux pas que les gens partent de cette pièce en se disant: “moi je ne fais pas toutes ces affaires-là”, mais plutôt: “je fais ma part, et je peux peut-être faire quelque chose de plus”». Pour une évaluation de la gestion de l'épidémie de Covid-19Le devoir de mémoire ne s’arrête pas aux portes du théâtre. Aujourd’hui, Joanne Liu réclame «une évaluation indépendante, non complaisante, de la façon dont les choses se sont faites [pendant la pandémie de Covid-19, ndlr]. L’idée n’est pas de donner des blâmes, mais de se dire: la prochaine fois, on ne veut pas que les personnes âgées en CHSLD [soient privées] de leur proche aidant pour leur tenir la main.»D’où tient-elle cet optimisme combatif à toute épreuve? De ses parents, de Mandela, peut-être même de Guy Lafleur dont elle est l’une des plus grandes fans? «Ce moment où, en 1979, il marque à la dernière seconde a été un moment de grâce, où on se dit que tout peut arriver», raconte-t-elle les yeux encore brillants. À lire aussi: Julie Morin: Le pouvoir du bénévolatLa réponse pourrait se trouver dans ses premières lectures, celles qui l’ont amenée vers la médecine humanitaire. Le livre de l’ancien médecin et chirurgien de guerre Jean-Pierre Willem, Et la paix, docteur?, l’a convaincue de poursuivre dans cette voie: «c’est un privilège d’être médecin, de pouvoir soigner les gens, de pouvoir changer leur parcours. Je me trouve tout aussi chanceuse en travaillant à Ste Justine aujourd’hui.» Et surtout La Peste, de Camus. «Un passage m’avait extrêmement troublée dans le temps. Quand on demande au médecin pourquoi il continue de soigner ses patients alors qu’il n’a plus rien à leur offrir et qu’il n’est même pas croyant, il répond: “je ne me suis jamais habitué à la mort, je n’en sais pas plus.” Ce jour-là, je me suis promis de ne jamais banaliser la mort, et de toujours m’engager pour la vie.» 1. École de santé des populations et de santé mondiale2. Du 16 janvier au 3 février 2024 au théâtre Espace Libre de Montréal, puis du 23 avril au 18 mai 2024 au théâtre La Bordée de Québec.

Joanne Liu, engagée pour la vie

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