Je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux

On raconte que Jos Denis a vendu sa terre sur un coup de tête*. Il paraît qu’il s’en est débarrassé le jour où le nettoyeur à fumier a brisé.Joseph avait une ferme au coin de la route 132 et de la montée Covey Hill. Une belle terre. Cent arpents défrichés, pas de roches, avec une grande érablière, 800 entailles, et une belle cabane à sucre sur le grand côteau au trécarré.C'était l'hiver. Il y avait eu un redoux comme celui que nous venons d'avoir. Il avait plu sans arrêt pendant toute la journée. Des pluies abondantes. Puis, pendant la nuit, le mercure avait chuté drastiquement. Dans les - 30.Ce matin-là, Jos était allé à l'étable comme tous les autres jours de sa vie. Il avait parti le nettoyeur à fumier. Ça ne fonctionnait pas. Rien ne fonctionnait. Il avait alors réalisé que la pluie s’était infiltrée dans la section extérieure et que les palettes étaient gelées. Tout était pris dans la glace.Il avait alors entrepris de dégeler l'agrès. Il était dans la montée, accroupi, dans un espace exigu, littéralement couché dans le fumier, les pieds, les genoux, les coudes et les mains dedans, à se battre contre les éléments, à se battre contre le destin.A-t-on la moindre idée de ce que cela signifie pour un homme que de travailler dans ces conditions? Combien parmi nous ont déjà nettoyé une stalle?Ça lui est alors venu tout d’un coup. Comme un immense découragement. Non, ce n’est pas vrai qu’il allait travailler toute sa vie dans la «marde». C’est à ce moment-là précisément qu’il a pris sa décision: C’était fini. Il allait vendre sa ferme. Jamais plus il trairait une seule vache. Jamais plus il ne pataugerait dans la marde.C’est ce qu’il fit.Et comme il était très pressé d’en finir, il vendit sa ferme pour une bouchée de pain. On le sait. Au village sur le perron de l’église, après la messe, où tout se dit, tout se commère, on raconte (est-ce de la médisance ou de la calomnie?) qu’il aurait facilement pu avoir le double et même le triple s’il n’avait pas été si pressé.Par la suite, Jos a profité du bon temps… Enfin, c’est ce qu’il disait. Il a voyagé. Il a appris à jouer au golf. Il y allait 4 à 5 fois par semaine. Il allait prendre un café au village avec les autres. Il s’est acheté un chalet au bord du lac. Il allait en Floride. Pour passer le temps, il faisait les cent métiers. Il s’est même acheté un 10 roues pour charrier de la roche. En vérité, Joseph s’ennuyait à mourir.Il m’arrive assez souvent en pratique de rencontrer des gens qui vivent des situations difficiles. Ils sont au bout du rouleau. Ils n’en peuvent plus. Ils en ont assez de ce travail ingrat, laborieux et sous-payé. Ils n’en peuvent plus de cette relation difficile, vide et dévalorisante. J’entends même de mes collègues dire qu’ils sont tannés de ceci ou de cela, qu’ils veulent partir, arrêter, quitter. That’s it…Et ils ont raison. Dans la vie, c’est fight or flight. Il n’y a pas beaucoup d’autres alternatives.Mais comment distinguer la perception de la réalité?Comment éviter les décisions impulsives et irrationnelles?Car on se doute bien que dans l’histoire de Jos Denis, ce n’était pas uniquement le nettoyeur à fumier qui était en cause. C’était aussi son Cocksutt qui avait rendu l’âme; c’était son quota qui avait été coupé; c’était la banque qui lui envoyait des mises en demeure; c’était sa femme qui lui disait qu’ils seraient bien mieux en ville; c’était, c’était… Le nettoyeur à fumier ne fut que la goutte (ou plutôt la marde) qui a fait déborder le vase Jos aurait-il pu faire autrement?Je ne sais pas. Je sais simplement qu’après avoir vendu, Jos n’en a plus jamais parlé.Je sais aussi qu’il évitait de passer au coin de la 132 et de la montée Covey Hill.Et quand il n’avait pas le choix, Il faisait comme Félix:-Je fais un grand détour ou bien je me ferme les yeux.* Inspiré de faits réels **Titre: Félix Leclerc, «Le p’tit bonheur»

Bâbord amures

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Derrière ce blogue:

Roger Ladouceur

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