Quand les femmes «normales» s’invitent à la parade

Le Réseau québécois d'action pour la santé des femmes (RQASF1) s’est invité au Festival Mode et Design de Montréal 2012, qui bat son plein cette semaine.Il y a distribué plus de 15 000 dépliants intitulés Pour une mode en santé.Une vision assainie de l’image corporelle de la femme s’impose, ainsi qu’une nécessaire diversité des modèles, affirme Lydya Assayag2, directrice générale du RQASF. Entrevue.Pourquoi intervenir dans ce festival de la mode?Nous travaillons déjà avec les faiseurs d’images, en rencontrant la relève dans les cinq grandes écoles de mode du Québec. Nous tentons de l’éveiller à une image corporelle plus variée.Le Réseau sensibilise aussi les femmes au pouvoir qu’elles détiennent sur leur propre santé. On les encourage, quand elles deviennent patientes, à faire leurs propres choix, sans déléguer leur santé à quelque professionnel que ce soit.En quoi, selon vous, le marché de la beauté est-il aussi un enjeu de santé publique?Les données suivantes vous en convaincront:62% des Québécoises ressentent une pression sociale pour être minces ou perdre du poids;52% des filles commencent une diète avant l’âge de 14 ans;le taux de suicide est de 55% plus élevé chez les femmes ayant eu recours à la chirurgie esthétique par rapport à la population en général; il est 73% plus élevé pour celles qui ont eu des implants mammaires;21% des Québécoises disent que la gestion de leur poids domine leur vie.Peu de gens sont insensibles à leur image corporelle. J’ajoute que 56% des femmes ayant pourtant un poids santé selon leur IMC veulent maigrir! Fille «photoshopée»Cette préoccupation excessive à l’égard du poids existe donc en soi, indépendamment du marché de la mode et des médias...Non, cette obsession est cultivée et entretenue. Le problème, c’est qu’on subit la dictature d’un modèle unique de beauté, selon des critères artificiels: en gros, celui de la jeune fille prépubère, photoshopée, anorexique, blanche et adoptant une pose hypersexualisée. Ce modèle unique a des effets négatifs sur la santé mentale des femmes.Il crée d’immenses insatisfactions, mais les hommes aussi commencent à ressentir les pressions d’ailleurs, avec le complexe d’Adonis (anorexie inversée).Au modèle unique de beauté préfabriquée est rattaché tout un marché pour vendre les produits censés vous rapprocher de cet «idéal». Les procédures esthétiques ont augmenté de 900% depuis quelques années. Que fait le Réseau face à ce phénomène?Il se désole de voir qu’au Québec, par exemple, on prend rendez-vous en chirurgie esthétique comme on va chez le coiffeur! Nous suggérons un minimum de mesures de précaution, comme celles que la France a adoptées:délai d’attente obligatoire de deux semaines entre la demande et l’intervention;présentation d’un devis écrit précisant tous les coûts reliés à la chirurgie, la nomenclature détaillée des produits requis, le coût de la convalescence, incluant les possibles arrêts de travail, etc.référence à un psychologue s’il y a le moindre doute quant à l’état de santé mentale de la personne. Vie psychiqueN’est-ce pas paradoxal qu’en voulant avoir un corps parfait, certaines femmes en viennent à mettre volontairement leur santé en péril?Oui, et le lien entre recours à l’esthétique et faible estime personnelle, manque de confiance en soi ou dépression est bien documenté. Les risques sont concrets: injection de Botox qui peut migrer en paralysie faciale, implant mammaire qui peut s’écouler dans le corps.Une chirurgie esthétique comporte de nombreux risques (hémorragie, anesthésie, cicatrices). Ce n’est pas un acte banal.Il y a aussi tous ces produits et services d’amaigrissement, dont pas un n’est efficace, qui mettent le corps en famine. Assez, c’est assez!Il est temps de susciter des environnements exempts d’images toxiques. On s’en préoccupe bien pour l’environnement physique, pourquoi pas pour notre vie psychique?Comment assainir notre environnement psychique?Commençons par maîtriser le matraquage publicitaire constant. Oui, la pub se déchaîne pour brouiller les esprits.Chaque personne en Amérique du Nord est exposée à quelque 1500 à 2500 messages publicitaires par jour.Garçons et filles, aux États-Unis, voient chaque année 14 000 références télévisuelles à la sexualité, dont seulement 165 traitent de responsabilité sexuelle. Dans ces messages, les modèles sont souvent de plus en plus dénudés et adoptent des poses suggestives.SexualitéLa sexualité constitue l’un des grands thèmes de réflexion du Réseau. Pourquoi?Pour deux raisons.1- Nous protestons contre la médicalisation croissante du désir. Nous restons vigilantes, comme nous le sommes sur d’autres sujets délicats (ostéoporose, traitement hormonal, cancer du sein), face à une médecine souvent manipulée par l’industrie et les besoins du marché.2- On n’en peut plus d’entendre les femmes se faire accuser de ne pas aimer la sexualité. Réduisons la pression au travail, améliorons la conciliation travail/famille, partageons les tâches à la maison et ça aidera à améliorer leur sexualité. Les conditions de vie favorables ne sont pas réunies et les millions investis dans le Viagra féminin n’y changeront rien.Qu’y a-t-il de plus pernicieux pour la santé mentale dans notre mode de vie?La fatigue. Oui, la lassitude induite par le culte de la perfection, qui impose aux êtres un état continu d’autovigilance. Il y a une dissonance constante entre qui on est et ce que l’on devrait être d’après les modèles imposés de beauté. Cette dissonance fragilise à la longue la structure de la personnalité.Bien des médecins aussi d’ailleurs sont pris dans un modèle unique de comportement. La pression de la performance qui leur est imposée, véritable rouleau compresseur, est du même ordre que la dictature du modèle unique du corps qu’il faut atteindre à tout prix, y compris celui de sa santé.Performance, performance…Le Réseau se préoccupe aussi des difficiles relations hommes/femmes. Comment?Tous et toutes, nous sommes en quête à ce chapitre, car les signaux classiques de séduction qu’envoyaient les hommes et les femmes ne passent plus, ils sont brouillés.Et puis, il y a les ravages du cybersexe, qui impose une vision effroyablement réductrice de la sexualité. Il y a un besoin, c’est clair, puisque 70% des consultations sur Internet concernent le sexe.Tout est devenu performance, sexualité incluse. Face à cet enjeu, l’homme et la femme, souvent isolés, se retrouvent coincés dans la philosophie de l’immédiat et du jetable qui est le ressort de notre époque.La valeur d’un être humain se résume-t-elle donc, comme le déplorait l’écrivain Michel Houellebecq, à son capital érotique et à sa capacité de production?Mais au-delà de la logique de consommation qui abîme tout, y compris les rapports humains, je crois que nous sommes en marche, de manière irréversible, vers une nouvelle identité. Cumul des tâchesEt que faire pour accélérer cette marche?Commençons par regarder la réalité lucidement. De façon générale, le modèle masculin est en train d’exploser, alors que le modèle féminin, lui, implose.Si l’homme, souvent, tend à projeter sa violence sur les autres, la femme, elle, le plus souvent, s’efforce de contenir la pression en elle. Pas étonnant qu’elles reçoivent les 2/3 des ordonnances d’antidépresseurs au Canada.L’insatisfaction chronique pousse à la consommation et la boucle est bouclée. Il faut sortir de cette camisole de force sociale.N’a-t-on pas parfois le sentiment d’un discours de victimisation chez les groupes de femmes?C’est que les femmes ne partent pas, en général, avec la même solidité, elles traînent avec elles une vulnérabilité historique.Pour un même objectif, le chemin à parcourir pour elles est plus ardu que celui des hommes. C’est un fait qu’il faut toujours en faire plus, avec le sentiment que ce poids supplémentaire n’est pas socialement reconnu.Parler du cumul des tâches est un non-sujet, ça ennuie tout le monde et ça fait passer les femmes pour des plaignardes. Pourtant, c’est le lot de bien des mères, même si, heureusement, les choses s’améliorent à ce chapitre. La surcharge des rôles impose un stress croissant, les femmes devant être belles et sexy de 7 à 77 ans, performantes malgré les pressions au travail, en forme, bien manger, s’occuper de la famille et des proches. Ça fait beaucoup. Le cumul des rôles se paie très cher en termes de santé mentale.Les adosComment agir auprès des ados, à un âge où l’image corporelle est très importante? Le défi est d’autant plus grand que l’influence de la famille et de l’école est en baisse constante par rapport à celle des médias sociaux.Or, la dictature de l’opinion des pairs chez les jeunes est puissante, impitoyable parfois. Elle s’accompagne d’une difficulté à conserver un esprit critique, quand on sait, par exemple, que 92% des filles de 15-17 ans ont une image négative de leur corps.En résumé?La responsabilité de prendre soin de soi, au plan de son image corporelle, est répartie entre les individus et la société. Chacun, chacune doit tendre à créer son propre modèle de beauté.L’Occident, qui connaît l’abondance des biens matériels, subit une disette psychique (isolement social, dictature consumériste).Les problèmes de santé mentale ne vont-ils pourtant pas devenir, dès 2025, la première cause de maladies chroniques, avertit l’OMS? C’est aujourd’hui qu’il faut agir.1Les statistiques mentionnées dans ce texte sont disponibles auprès du RQASF.2Avocate de formation, ex médiatrice à la Commission des droits de la personne, membre du Conseil des Montréalaises.

Quand les femmes «normales» s’invitent à la parade

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