Fabriqué ici: Six solutions pour assurer notre autosuffisance en santé

La pandémie a levé une fois de plus le voile sur les problèmes de pénurie de médicaments qui affectent régulièrement le système de santé du Québec depuis une bonne dizaine d’années. Plus que jamais, des voix s’élèvent pour réclamer une plus grande autosuffisance de la province, notamment afin de se protéger d’une prochaine crise sanitaire. En avril 2020, alors que les cas d’hospitalisation liés à la COVID-19 grimpent en flèche au Québec, le premier ministre François Legault se montre particulièrement inquiet quant aux difficultés du réseau à s’approvisionner en médicaments essentiels et en équipements de protection individuelle (EPI). L’heure est grave. Pendant ce temps, la pandémie fait des ravages ailleurs dans le monde. En Italie, qui est tout près de franchir le cap des 20 000 morts, la première vague est si intense qu’on est amené à trier les patients et à décider lesquels bénéficieront des rares ressources disponibles pour survivre. Au même moment, la ville de New York devient l’épicentre de la pandémie aux États-Unis avec 10 000 décès. « J’aime mieux être transparent : il y a une vingtaine de médicaments où on en a peut-être pour à peu près une semaine, où il y a des difficultés d’approvisionnement », déclare François Legault lors de son point de presse quotidien. Les inventaires de propofol, un anesthésiant utilisé chez les patients placés sous respiration artificielle aux soins intensifs, de midazolam et de rocuronium sont notamment suivis avec une attention particulière. Ce n’est pas mieux du côté des équipements de protection individuelle. Le Québec s’arrache les masques chirurgicaux pour pouvoir protéger ses travailleurs de la santé. Pour mettre la main sur ces précieux équipements, les gouvernements canadien et québécois n’hésitent pas à payer comptant des intermédiaires chinois et à faire appel à des escortes policières pour protéger leurs EPI. Les pays se livrent un combat qui pourrait presque prendre les allures d’un western. Ces pénuries, qui surviennent à un moment où le personnel soignant a besoin de toutes les ressources à sa disposition pour endiguer la crise, font réfléchir François Legault et son gouvernement sur la dépendance du Québec quant à ses approvisionnements en médicaments et en fournitures médicales provenant de l’étranger. Dans les mois suivants, il dira à plusieurs reprises vouloir un Québec « le plus autonome possible » à ce chapitre. Pourtant, la situation est loin d’être nouvelle. « Ça fait au moins 10 ans que l’on réclame plus d’autosuffisance », soutient Jean-François Bussières, président du comité des pharmaciens du Centre d’acquisitions gouvernementales (CAG). La mission du CAG est de fournir aux organismes publics les biens et les services dont ils ont besoin dans l’exercice de leurs fonctions. Chaque année, le nombre de ruptures d’approvisionnement en médicaments est en croissance, indique celui qui est également le chef du département de pharmacie du CHU Sainte-Justine. Il a calculé qu’entre 2017 et 2019, il y a eu 6660 ruptures de stock au Canada. Plusieurs facteurs expliquent ces pénuries, mais la délocalisation de la fabrication dans des pays où les normes de qualité ne sont pas du même niveau qu’ici est un facteur majeur. « Nous avons une tempête parfaite : des ruptures en quantité importante, l’inquiétude des cliniciens sur la conformité et la délocalisation de la production », constate le pharmacien. Pour que l’imposant navire du système de santé québécois s’extirpe de cette tempête, différentes pistes de solution existent. Voici six d’entre elles: Cibler des médicaments ESSENTIELS Peut-on rêver d’être complètement autosuffisant en médicaments au Québec ? Avec 8000 sortes de médicaments couverts par le régime public d’assurance médicaments et des milliers d’autres qui ne sont pas remboursées par le régime public, un tel objectif serait irréaliste. Aucun pays n’est totalement autosuffisant, par conséquent, le Canada et le Québec – petits marchés de surcroît – ne font pas exception. La province pourrait néanmoins éviter une future crise si les médicaments jugés prioritaires étaient produits sur le territoire québécois. « Il faudrait fabriquer des médicaments pour lesquels il n’existe aucune alternative », affirme la pharmacienne, ex-députée provinciale et ancienne présidente de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ), Diane Lamarre. Son successeur à l’OPQ, Bertrand Bolduc, partage cette opinion. Un médicament pour lequel il n’y a pas ou peu de molécules de remplacement pourrait être produit ici. Il donne l’exemple de l’épinéphrine qui a fait l’objet de pénuries en 2018, alors qu’il n’y avait aucun médicament pour se substituer à cet autoinjecteur utilisé pour traiter les réactions allergiques aiguës. Selon Diane Lamarre, le gouvernement québécois doit commencer par dresser une liste de ces médicaments. D’ailleurs, le Groupement provincial de l’industrie du médicament (GPIM) a déjà demandé cette liste à Québec afin de permettre aux 24 fabricants qu’il représente de cibler les médicaments à produire. Or, l’organisation, inscrite comme lobbyiste auprès des gouvernements fédéral et provincial, n’a jamais eu de retour de Québec, affirme son directeur général, Stéphane Lévesque. De son côté, le directeur, Affaires gouvernementales et publiques de Pharmascience, Alain Boisvert, a une bonne idée de ce qui devrait se trouver sur cette liste. « Les médicaments prioritaires ne doivent pas être définis seulement sur la base des achats gouvernementaux dans le milieu hospitalier, avance celui qui travaille pour une entreprise pharmaceutique qui fabrique et commercialise plus de 2000 produits. Il y a des médicaments prioritaires dans le régime général public ambulatoire. Il faut s’assurer que, pour une classe de médicaments critiques, il y aura un approvisionnement sécuritaire d’au moins un agent par classe. » Parmi ces classes de médicaments prioritaires figurent, selon lui, les antiviraux, les antidiabétiques et les antibiotiques, ainsi que les médicaments permettant de traiter les maladies cardiovasculaires, les maladies respiratoires et l’ostéoporose Produire nos propres ingrédients actifs S’il veut tendre vers une plus grande autosuffisance, le Québec doit aussi s’assurer de produire des ingrédients pharmaceutiques actifs (IPA) pour les médicaments dont il a le plus besoin. Au fil des ans, cette production a été délaissée au profit de pays comme la Chine et l’Inde, où les coûts sont moins élevés. Résultat : ces deux pays produisent désormais environ 80 % des IPA du Canada. « Au début de la pandémie, j’entendais dire qu’il était impossible de produire des ingrédients pharmaceutiques actifs au Canada à cause des coûts. C’est faux ! », affirme André Charrette, directeur du département de chimie de l’Université de Montréal. Pour remédier à la situation, celui qui a également été titulaire de la Chaire de recherche du Canada en synthèse de molécules bioactives de 2005 à 2019 propose d’utiliser une technologie récente afin de créer les IPA dont le Canada et le Québec ont besoin, en particulier lorsque survient une crise comme la pandémie de COVID-19. La synthèse en continu, qui existe depuis une dizaine d’années, permet de produire de petites quantités d’IPA dans des appareils pas plus gros que des réfrigérateurs, mais de façon soutenue. Grâce à cette technologie, il serait possible de produire moins, mais de le faire plus vite et sur demande Actuellement, la capacité de production de l’équipe d’André Charette est limitée à quelques composés actifs, mais elle pourrait être rehaussée rapidement, estime-t-il. Son objectif est d’instaurer un flux continu pour produire les ingrédients pharmaceutiques actifs d’une trentaine de médicaments les plus souvent en pénurie. Pour que cette technique soit largement utilisée et permette de répondre à la demande au Canada, il faut absolument la collaboration des gouvernements et des entreprises pharmaceutiques, souligne André Charrette. La situation des derniers mois lui a donné des arguments de poids pour convaincre ces derniers d’adopter son projet. Mettre fin à la politique du plus bas prix pour les génériques Depuis ces 10 dernières années, le prix des médicaments génériques a fondu comme neige au soleil. Alors qu’il coûtait un peu plus de la moitié du prix du médicament breveté, le générique se vend maintenant à peine 18 % de ce prix, constate François-Xavier Lacasse, professeur à la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal. Le principal responsable de cette baisse est la politique du prix le plus bas appliquée par les gouvernements qui se sont succédé. Bien que l’intention derrière cette politique soit de diminuer les dépenses de l’État – donc des contribuables –, cette politique a eu l’effet de contribuer à déplacer encore plus la fabrication des médicaments génériques en Asie, où les salaires sont beaucoup plus bas et où les réglementations entourant la fabrication de la molécule sont moins sévères. « Ce qui coûte cher au Canada, ce sont la main-d’œuvre et l’inflation réglementaire, affirme François-Xavier Lacasse. Les normes de qualité augmentent année après année, ce qui gruge la marge de profit des fabricants. » Selon Alain Boisvert, de Pharmascience, le gouvernement doit « créer des incitatifs de marché qui vont permettre aux entreprises canadiennes de concurrencer de façon équitable avec la fabrication étrangère ». Dans un document publié en septembre dernier, Pharmacience a notamment demandé aux gouvernements d’instaurer des primes de prix de type « Achetez canadien » dans les formulaires publics pour les médicaments prescrits au pays. Pour le président du comité des pharmaciens du Centre d’acquisitions gouvernementales, Jean-François Bussières, Québec doit tout simplement mettre fin à sa politique du prix le plus bas. « Si on veut absolument payer moins cher, nous allons être pris en otage pour les prochains siècles, puisque le pouvoir économique se déplace vers l’Asie », affirme-t-il. Cette situation rend le Canada vulnérable face à une guerre commerciale, s’inquiète-t-il. « Imaginez-vous que l’Inde ou la Chine décide ne plus envoyer cinq médicaments destinés à trois ou quatre millions de Canadiens. Ce serait pire qu’une bombe ! » Il y a également des inquiétudes liées à la qualité des médicaments. Pour son travail, le directeur général du Groupement provincial de l’industrie du médicament, Stéphane Lévesque, s’est rendu à quelques occasions en Inde afin de visiter les installations pharmaceutiques de ce pays. « Il y a des sites où les normes sont respectées, mais pour d’autres, je me disais que je ne souhaiterais jamais prendre un médicament provenant de cette compagnie-là. » Augmenter sa capacité de production Même si l’industrie pharmaceutique est très loin de ce qu’elle était il y a une quinzaine d’années au Québec, ce secteur compte encore d’importants acteurs, comme Sandoz à Boucherville, Pharmascience à Montréal, Apotex à Dorval, Sanofi à Laval et Mantra Pharma à Québec. De plus, plusieurs entreprises biopharmaceutiques d’envergure, comme Nexelis, se sont implantées dans la Cité de la biotech à Laval. Toutefois, si le Québec veut tendre vers l’autosuffisance en médicaments, il doit aider ces entreprises à prendre de l’expansion, croit Alain Boisvert, Directeur, Affaires gouvernementales et publiques chez Pharmascience. « Il faut agrandir la capacité de production, car, sans cela, nous n’aurons pas la flexibilité qu’il faut pour s’ajuster à une demande qui peut changer rapidement », explique-t-il. Or, pour y parvenir, les gouvernements doivent créer des subventions et des crédits d’impôt afin de soutenir l’expansion des installations de production, insiste Alain Boisvert. En mars dernier, le fédéral a d’ailleurs octroyé une subvention de 100 millions $ à trois entreprises, dont une de 54 millions $ aux Laboratoires KABS afin que cette compagnie agrandisse son installation à Longueuil et qu’elle en construise une nouvelle à Val-des-Sources, en Estrie. Plusieurs autres compagnies pharmaceutiques ont aussi dans l’idée de prendre de l’expansion, mais hésitent à le faire dans le contexte actuel, constate le directeur général du GPIM, Stéphane Lévesque. « Des membres me disent qu’ils veulent investir, mais si on ne leur garantit pas une prévisibilité des prix de remboursement des médicaments, ils ne sont pas prêts à investir 15, 20, 30 ou 50 millions $ », dit-il. Au cabinet du ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, on indique vouloir agir pour attirer les investissements des compagnies pharmaceutiques et encourager la production de médicaments au Québec. « Une stratégie est déjà en place avec des objectifs et des moyens concrets, par exemple l’accès plus rapide aux médicaments porteurs et la création d’un Bureau de l’innovation en santé et en services sociaux », indique l’attachée de presse du ministre, Marjaurie Côté-Boileau, ajoutant que l’autonomie dans le réseau de la santé est l’une des priorités du ministre de la Santé. Stocker plus Cette solution ne permet pas de produire plus de médicaments au Québec, mais elle a au moins l’avantage de réduire le risque de pénurie et d’assurer d’être moins dépendant de l’étranger en cas de crise. Dans les dernières années, il était recommandé d’avoir une réserve de 30 jours d’approvisionnement dans les hôpitaux. Or, la pandémie est venue changer la donne. « Le premier geste qu’on a posé a été de rehausser nos stocks de façon substantielle dans la dernière année en s’arrimant avec l’industrie pour ne pas causer des ruptures », souligne le président du comité des pharmaciens du CAG, Jean-François Bussières. Le Centre a réussi à convaincre le ministère de la Santé et des Services sociaux de recommander 90 jours de produits critiques, 60 jours de produits réguliers et 30 jours pour les produits qui coûtent plus cher. « Notre stratégie pour se prémunir contre des problèmes d’approvisionnement vise la consolidation de nos inventaires plutôt que la production », affirme une porte-parole du MSSS, Marjorie Larouche. C’est pourquoi le gouvernement a procédé l’an dernier à la création d’une réserve nationale de surcapacité centralisée pour tous les établissements de santé composée des principaux médicaments utilisés aux soins intensifs tels que le propofol, la morphine et le fentanyl. Cette hausse des stocks a toutefois mis en lumière un autre problème : les espaces de stockage dans les hôpitaux sont souvent insuffisants pour pouvoir répondre à une situation de crise. Investir pour fabriquer des biologiques L’autosuffisance passerait-elle également par des investissements massifs dans la fabrication de produits plus nichés, tels que les médicaments biologiques et les biosimilaires ? C’est ce que croit François-Xavier Lacasse qui y voit une façon supplémentaire de réénergiser l’industrie pharmaceutique locale et ainsi de garantir sa pérennité. « Comme les médicaments biologiques sont chers, les compagnies pharmaceutiques rentreraient dans leur argent en investissant dans ce secteur. » En août dernier, le gouvernement canadien a d’ailleurs investi 126 millions $ pour la construction du Centre de production de produits biologiques du Conseil national de recherches du Canada sur le site Royalmount, à Montréal. De plus, un investissement de 20 millions $ par année sera octroyé pour couvrir les frais d’exploitation de la nouvelle installation. À terme, ce nouveau centre sera à même de fabriquer des vaccins et d’autres produits biologiques de bout en bout. Puis, en octobre, le gouvernement fédéral a investi 173 millions $ pour la fabrication d’un vaccin contre la COVID-19 de Medicago, une entreprise de Québec, alors que le provincial a débloqué 7 millions $. D’ici quelques mois, le Canada et le Québec pourraient ainsi devenir autosuffisants pour poursuivre la vaccination contre le coronavirus. Les Québécois et les autres Canadiens seront sans doute tous vaccinés d’ici là, mais ce vaccin pourrait notamment être utilisé pour des doses de rappel. Une réflexion plus large s’impose toutefois sur le prix de ces médicaments, soutient Diane Lamarre. Elle donne l’exemple d’un traitement de 45 jours contre l’hépatite C, qui coûte pas moins de 45 000 $. « Pour établir le prix, on calcule le coût moyen de l’hospitalisation d’une personne ayant l’hépatite C. Nous ne pouvons pas faire ce genre de calcul », illustre-t-elle. Mais Diane Lamarre y voit également une opportunité pour le Québec. « Si les gouvernements et l’industrie pharmaceutique travaillent à rendre accessibles des médicaments dispendieux, nous pourrions être les seuls à commercialiser des médicaments pour des maladies plus rares, à des prix abordables », indique-t-elle. L’autosuffisance du Québec et du Canada en matière de santé est loin d’être acquise, mais la pandémie aura au moins eu le mérite de révéler, une fois de plus, l’urgence d’agir. Pharma-Québec, une bonne idée ? La pandémie aura permis à Québec solidaire (QS) de relancer son idée de créer Pharma-Québec. Un mois après l’instauration des mesures sanitaires, en avril 2020, le porte-parole de la formation politique Gabriel Nadeau-Dubois a déclaré : « Au lieu de remplir les coffres des géants de l’industrie pharmaceutique, cette crise est une occasion de reprendre le contrôle de ce secteur stratégique pour l’économie et la santé des Québécois. » Pour ce faire, Pharma-Québec, société d’État imaginée dès 2006 par l’ex-député solidaire et médecin infectiologue Amir Khadir, s’avère être le véhicule de choix, estime Gabriel Nadeau-Dubois. Pharma-Québec compterait trois divisions pour assurer l’autosuffisance du Québec en matière de médicaments, de vaccins et d’équipement médical. La première division serait chargée d’obtenir et de négocier le prix des médicaments prioritaires en plus de centraliser les approvisionnements de médicaments pour éviter les pénuries. La seconde permettrait au Québec de planifier la production de médicaments et de vaccins. Enfin, Pharma-Québec pourrait financer largement la recherche et le développement de médicaments et de vaccins. Selon Québec solidaire, cette société d’État permettrait au Québec de faire des économies de 2,5 milliards $ par année. Par contre, Pharma-Québec ne suscite pas l’enthousiasme de tout le monde. C’est le cas du pharmacien Jean-François Bussières, qui estime que cette idée est peu réaliste. « Faire un truc avec un caractère national peut rendre difficile la vente à l’extérieur du Québec. Il n’y a pas une seule entreprise pharmaceutique qui puisse survivre en vendant ses produits pour une population de huit millions d’habitants. Surtout dans un secteur complexe et très réglementé comme celui-là. »

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