Données probantes sur l’efficience de la médecine familiale: qui s’en soucie au Québec?

Lorsque j’ai commencé ma pratique, en 1982, jamais je n’aurais imaginé écrire 40 ans plus tard sur l’importance pour le médecin de famille de bien connaître son patient. Cette évidence est à la base de la plupart des systèmes de santé depuis 50 ans. On avait réalisé alors que le suivi médical d’un patient médicalement complexe, lorsque atomisé entre plusieurs médecins (généralistes et spécialistes), entraînait des coûts plus élevés, qu’il ouvrait la porte à plus d’investigations inutiles et plus d’hospitalisations et qu’il offrait moins les soins humanisés gériatriques et palliatifs lorsque requis1,2,3,4,5,6,7. Le concept de «prise en charge» d’un malade par un médecin de famille, universellement reconnu, a été grandement amélioré ces dernières années en intégrant la pratique d’autres professionnels de santé et des services sociaux à celle des médecins de famille: les GMF en sont de magnifiques exemples. Jamais les données probantes sur l’efficience de la médecine familiale de première ligne n'ont appuyé la valeur d'un changement drastique vers un suivi médical dépersonnalisé de «sans rendez-vous» comme base de la première ligne médicale. Jamais l’offre complémentaire de services des autres professionnels ne devait s’accompagner de la fin du suivi médical personnalisé d’un patient complexe par «son médecin de famille». Les rendez-vous GAP (guichet d’accès à la première ligne) sont en effet des services «sans-rendez-vous», mais personne ne le dit aux Québécois. Ces rendez-vous sont offerts aux patients orphelins en lieu et place d’un suivi médical longitudinal personnalisé, avec un changement possible de médecins lors de chaque consultation. Pour les patients avec des conditions chroniques majeures, les personnes âgées frêles et les patients avec des conditions médicales graves et avancées, un suivi médical personnalisé par un médecin de famille est démontré plus efficace, plus humain et moins coûteux que des consultations auprès de différents médecins, même si ceux-ci sont dans la même clinique et utilisent le même dossier médical. De plus, en milieux urbains et semi-urbains, la plupart des cliniques GAP où les patients sont dirigés ne sont pas celles où sont leur dossier. Cela complique grandement l’évaluation médicale par les courageux médecins GAP qui fonctionnent alors dans un modèle de «sans-rendez-vous», où tous les problèmes de santé ne pourront pas pris en charge lors d’une consultation. La décision de diriger les patients âgés et vulnérables orphelins vers les GAP est majeure. Elle entraînera des coûts importants pour notre système de santé. Elle ne tient pas compte de l’impossibilité pour bien des personnes âgées de tenir à jour tout seul leur dossier médical complexe pour aider les médecins différents qu’ils vont rencontrer. Elle ne tient pas compte des données probantes sur la plus-value de la médecine familiale. Est-on à ce point mal pris au Québec en effectifs médicaux? Depuis 2008, on n’ose pas toucher à la vache sacrée des 40% des heures travaillées par les médecins de famille québécois en hôpital (15-18% ailleurs au Canada), alors que plus de 1500 médecins de famille temps-plein pourraient venir en cabinet effectuer une véritable prise en charge personnalisée des patients complexes. Les courageux médecins qui s’investissent actuellement en première ligne cumulent leurs suivis médicaux lourds avec les «sans-rendez-vous GAP» : épuisés, ils sont dépassés par les demandes incessantes et la lourdeur du suivi médical GAP, pour les personnes âgées surtout. Plusieurs quittent la prise en charge, celle-ci étant dévalorisée chaque jour (ridicule baisse d’accès aux services spécialisés, très nombreux formulaires, démarches incessantes et futiles, etc.). Habilement, nos instances syndicales et gouvernementales ont banni le terme «prise en charge par un médecin de famille» pour le remplacer par un terme complaisant, celui de «prise en charge de groupe» -pour parler des GAP. Mais ce terme trompeur ne signifie pas une prise en charge professionnelle personnalisée (le même médecin, le même travailleur social, la même infirmière). Il signifie seulement un accès à des plages de «sans-rendez-vous» pour les patients orphelins dans une clinique désignée, avec des professionnels qui changent, y compris les médecins, de professionnels qui tentent du mieux possible de répondre aux demandes de patients inconnus d’eux. Pour un jeune homme robuste avec une pneumonie ou une jeune femme avec des douleurs abdominales, ces rendez-vous GAP de «sans-rendez-vous» impersonnels sont acceptables, un pis-aller à la pénurie actuelle de médecins de famille en cabinet. Mais pour une dame âgée avec un trouble neurocognitif évolutif, dont l’insuffisance cardiaque progresse, c’est carrément inefficace et inhumain, sans compter le temps immense demandé aux médecins GAP pour déchiffrer certains dossiers complexes avant de pouvoir bien évaluer un patient. À l’aube de mon départ du bureau, ce sont la majorité de mes patients qui ont des conditions médicales complexes. La majorité requiert une prise en charge personnalisée par un médecin de famille GMF, en équipe avec les autres professionnels, non seulement du GMF, mais aussi du CLSC. J’abandonnerai dans quelques semaines des centaines de patients dans les «sans-rendez-vous GAP». Mes patients commencent tout juste à comprendre la véritable signification des promesses électorales d’octobre 2023 quant à la «prise en charge de groupe» et l’attribution théâtrale subite «d’un médecin de famille à un demi-million de Québécois». Je continuerai encore les suivis palliatifs et gériatriques à domicile avec ce qui me reste d’énergie, une véritable pratique de prise en charge personnalisée, comme les médecins des CHSLD. Mais je crains aussi pour ces patients: nos décideurs syndicaux et gouvernementaux vont-ils aussi bientôt abolir le suivi médical de ces grands malades? Vont-ils mettre en place partout des unités «d’hospitalisations à domicile» qui excluent actuellement ces patients, pour se limiter à offrir des soins médicaux à distance pour des courtes périodes de suivi médical avant de «fermer le dossier» ? Je suis inquiète pour les Québécois âgés et malades orphelins. Je suis inquiète pour la solidité de notre système de santé, bâti il y a 50 ans sur la prise en charge des patients complexes par des médecins de famille qui connaissaient leurs patients, une pratique en voie de disparition. Si cette base s’écroule, qu’adviendra-t-il du reste de notre réseau de la santé? Références 1. Mémoire du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). Présenté à la chambre des communes en 2012. Recommandations : accès en temps opportun, gestion des maladies chroniques, optimisation des ressources. 2. Barrett J et coll. CHSRF Synthesis: interprofessional Collaboration and Quality Primary Healthcare. Ottawa, Ontario; Fondation Canadienne de la recherche sur les services de santé 2007. 3. Jeannie, L. Haggerty et coll., Practice Features Associated With Patient-Reported Accessibility, Continuity, and Coordination of Primary Health Care. Annals of Family Medicine 6, No 2, 2008; 116-123 4. Organisation mondiale de la Santé. Preventing chronic diseases- 2005: a vital investment. Genève. Suisse 5. Collège des médecins de famille du Canada-juin 2020; Résumé des données probantes. Le Centre de médecine de famille 2019 : une nouvelle vision pour la pratique de médecine de famille au Canada. 6. Szafran O, Kennett SL, Bell NR, Green L. Patients’ perceptions of team-based care in family practice: access, benefits and team roles. J Prim Health Care. 2018; 10 (3) : 248 257. 7. Institut canadien d’information sur la santé 2020. Résultats du Canada : Enquête internationale 2019 du Fonds du Commonwealth sur les politiques de santé auprès des médecins de soins primaires — Rapport en format accessible Ottawa (ON) : Institut canadien d’information sur la santé ; 2020.

Profession: médecin de famille

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Derrière ce blogue:

la Dre Geneviève Dechêne

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