Dans les entrailles de la «bête»

Recruté comme directeur de l’organisation des services de première ligne, nommé ensuite directeur général adjoint des services de santé et de la médecine universitaire puis promu sous-ministre adjoint chargé des services de proximité, des urgences et du préhospitalier, le Dr Antoine Groulx a travaillé de décembre 2012 à février 2019 au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Six années au cours desquelles il a collaboré avec trois ministres aux personnalités et aux couleurs politiques différentes: le péquiste Réjean Hébert, le libéral Gaétan Barrette et la caquiste Danielle McCann. Six années à gravir les échelons en espérant poursuivre son objectif d’améliorer les soins de santé. Six années parsemées de rencontres enrichissantes, de satisfactions et de désillusions.Le médecin de famille raconte cette expérience dans Il est grand le ministère de la vie: incursions et perspectives laïques au cœur du système de santé québécois. Un long titre pour un livre court (110 pages), facile et agréable à lire. Il y mêle récit autobiographique, humour et vignettes de BD pour lever le couvercle sur la cuisine interne du MSSS — et comment le politique l’assaisonne à son goût —, mais aussi pour donner sa vision renouvelée de l’avenir de la médecine et du réseau de la santé.Intention «Je ne voulais pas écrire un texte théorique, ronflant et bien gras. Mon intention était de rendre ça accessible pour vulgariser ce milieu mal connu et le démystifier», indique le Dr Groulx en entrevue avec ProfessionSanté.ca, qui dit avoir fait un gros travail de synthèse pour épurer son propos en essayant de le rendre intelligible au plus grand nombre. Son but: que les citoyens, comme les professionnels de la santé, puissent s’approprier le MSSS en découvrant ses rouages. À titre plus personnel, cet ouvrage a été l’occasion de tirer un bilan de son expérience au ministère. «Ça m’a permis d’appréhender ces années intenses et frénétiques, durant lesquelles tout n’a pas été tout rose ou tout noir. J’y ai collaboré avec des personnes fantastiques. J’ai appris et compris beaucoup de choses. J’ai connu des bonheurs et des déceptions», égrène le clinicien gestionnaire qui déclare en avoir «fait le tour» et signale qu’il ne reviendrait pas au MSSS dans sa forme actuelle.Conviction«Je ne me suis pas levé un matin en me disant je vais aller au ministère. Au fil de ma carrière [voir encadré ci-contre], je suis allé là où je pensais que je pourrais améliorer les soins et j’ai gravi la hiérarchie pour avoir de l’ascendant», explique-t-il en dressant finalement le constat que «ce n’est pas par là qu’on améliorera le réseau de la santé. Le MSSS n’est qu’un élément de la solution».À travers son expérience ministérielle, il a acquis la conviction que le système de santé, «c’est l’affaire de tous les citoyens du Québec. Si on attend que des gestionnaires aguerris changent les choses, on ne va pas y arriver et la santé nous coûtera toujours plus cher», affirme le Dr Groulx, qui croit davantage dans l’intelligence collective et en appelle à la mobilisation citoyenne. «Il faut que les gens s’impliquent et mettent l’épaule à la roue.» Par exemple, en faisant des choix électoraux éclairés pour influencer la classe politique à investir beaucoup plus dans la promotion de la santé, la prévention et les services de proximité, car «c’est là que réside la clé de la réussite, pas dans les infrastructures». Mais aussi en s’occupant de leur propre santé. «Si les gens s’alimentent mal, fument, boivent, ne font pas de sport, etc., on ne prendra pas une bonne tangente.»Lire aussi: La littératie médicale permet aux patients de mieux comprendre leur état de santé et favorise leur bien-êtreReligionComme son titre peut le laisser entendre, le livre d’Antoine Groulx est truffé de références à la religion catholique. «La métaphore humoristique MSSS – Église catholique qui teinte l’ensemble du récit cherche à refléter les ressemblances entre deux organisations très hiérarchisées. En particulier, l’atmosphère sombre et opaque entourant les politiques de santé ne rappelle-t-elle pas la période dite de la Grande Noirceur, avec son esprit paternaliste et doctrinal?» interroge le médecin dans l’avant-propos de son ouvrage.La «bête»C’est le terme qu’emploie souvent le Dr Groulx pour décrire le MSSS. «Une bête, il faut l’apprivoiser, la comprendre et la combattre», justifie-t-il en ajoutant que «quand on connaît la bête, elle fait moins peur». Avant d’entrer au ministère, il s’imaginait que la «bête» était énorme. «J’avais l’impression que 20 000 personnes y travaillaient, alors qu’en fait, elle compte environ 1800 employés. C’est gros, mais pas trop comparé aux 300 000 employés du réseau ou à d’autres ministères.»De ces 1800 employés, «une petite minorité s’occupe des questions de santé et services sociaux, la part du lion revenant aux technologies de l’information, aux affaires institutionnelles, aux ressources humaines et aux immobilisations», écrit le médecin. Il ajoute que «la totalité des ressources des soins de santé et services sociaux (dits cliniques) est répartie en une trentaine d’équipes généralement composées de cinq à dix personnes. Bien loin de l’impression que laisse courir la machine dans son réseau où chaque fois qu’on pense au MSSS, on imagine la maison des fous où foisonne une armée de fonctionnaires blasé(e)s et où roupillent tous les clinicien(ne)s désabusé(e)s et corrompu(e)s du réseau». Des médecins d’ailleurs peu nombreux, le Dr Groulx en ayant dénombré une quinzaine en 2019, soit moins de 1% des employés.Enfin, «la bête, c’est quelque chose de mystérieux», souligne l’omnipraticien, avouant qu’après six ans passés en son sein, «il y a des choses que je ne comprends toujours pas».Sous influenceSans surprise, on constate au fil des pages que le lobby politique gouverne les décisions du MSSS. Ce dernier «ne joue finalement souvent qu’un rôle d’intermédiaire sans réel pouvoir» relate le Dr Groulx. Il décrit d'ailleurs par le menu comment s’exerce cette influence qui, selon lui, traduit un phénomène sous-jacent. «Le parti nouvellement élu arrive au pouvoir avec des idées opposées à celles de son prédécesseur. Des idées fondées sur l’intuition, qui ne tiennent pas compte de la science et conduisent à des changements de priorités difficiles à suivre pour la fonction publique.»L’élection de la Coalition avenir Québec à l’automne 2018 en a été la démonstration, avec sa volonté affichée de faire table rase des «années Barrette». «Beaucoup de choses ont été déconstruites, comme l’inscription nominative des patients à un professionnel de la santé attitré, alors que la science démontre sa pertinence depuis 40 ans», regrette le médecin. Il estime notamment que les inscriptions de groupe sont «une catastrophe, car le nombre de visites a diminué et on a toujours 15% de non-inscrits qui n’ont accès à aucun soin». Ce changement de cap au niveau de la médecine de famille l’a personnellement conduit à quitter le navire en février 2019. «Ce qui m’était demandé était irréconciliable avec mes valeurs, mon expertise et mes motivations.»La création de l’agence Santé Québec est une «bonne idée», convient ainsi le Dr Groulx qui considère toutefois qu’elle ne va pas régler le fond du problème. «L’agence va dépolitiser la gestion du réseau, mais elle ne va pas l’apolitiser», dans le sens où son PDG sera nommé par le ministre de la Santé et qu’il devra mettre en œuvre ses orientations. Lire aussi: Projet de loi 15: une énième réforme «stupidifiante»? La loi 20Dans son livre, le médecin affirme que «les fondements de la loi 20 concernant la médecine de famille étaient bien loin des interprétations publiques qui en ont été faites». En entrevue, il confirme que cette loi était «moins mauvaise qu’elle n’a paru». En cause, «la méthode Gaétan Barrette. Un gars très brillant, très cinglant et très cynique, dont l’approche narguante a déplu aux médecins et aux gens. La même réforme, avec une approche bienveillante, aurait pu passer», estime le Dr Groulx.Selon lui, cette loi visait principalement à inciter les omnipraticiens à travailler à temps plein, «un objectif noble dans un contexte de pénurie avérée». Dans cette logique, elle proposait de pénaliser les médecins qui travaillaient à temps partiel. Si cela était «plus discutable», admet le médecin, il signale que la loi s’appuyait sur une approche d’inscription adossée à un taux d’accès — le fameux taux d’assiduité — qui avait pour avantage de «favoriser le travail interprofessionnel et la pertinence. Malheureusement, ce taux d’assiduité a été mal vendu et il a été dénoncé au Québec alors qu’il était encensé ailleurs et qu’il a fait ses preuves comme l’une des clés de toute implantation d’une capitation réussie».Le rôle des médecins…Le Dr Groulx invite ses pairs à s’investir davantage. «Il en faut plus qui se battent au portillon du MSSS pour y amener une perspective différente. Qui peut s’assurer de l’efficacité, de l’équité et de l’inclusion des soins, si ce n’est les médecins?», lance-t-il en constatant toutefois que ces derniers ne sont pas tant intéressés par ces réflexions et qu’ils ne sont pas non plus formés au leadership et à la gestion. «Les médecins de famille canadiens ont une super formation clinique, ils donnent des soins vraiment hot, mais ils le font avec des œillères de spécialistes», regrette l'auteur qui redoute ni plus ni moins la fin de la médecine familiale. «Si on ne prend pas le virage, on va devenir des acteurs au même titre que les infirmières. On doit jouer un rôle de coordonnateur, avoir de l’ascendant sur la communauté et faire du lobbying pour promouvoir la santé globale auprès de la population et des décideurs, comme le faisaient auparavant les médecins de famille.»… et leur statut au sein du réseauDans son livre, le Dr Groulx mentionne que «le corps médical occupe une place polarisante aux tables de gestion: peu nombreux, très influents, souvent travailleurs autonomes (contestés tant par la nature de ce travail autonome à revenus garantis qu’en raison de l’influence potentielle d’intérêts pécuniaires…), leur apport au partenariat reste ambigu. Il m’apparaît que le partenariat pourra difficilement réaliser son plein potentiel tant que les médecins ne seront pas mieux intégrés aux équipes cliniques et à la gouvernance. Pas forcément en employés, mais au moins en contractuels formels et en leaders d’équipe avec imputabilité et reddition conséquente (pas seulement clinique, organisationnelle aussi!). Le bien-être de tous, le leur au premier plan, en dépend».En entrevue, il va plus loin. Il affirme que le statut de travailleur autonome est un «statut bidon, qui date d’une autre époque, ne repose sur aucun fondement scientifique et créé des perversions pathologiques», tel le désengagement, des tensions au sein des équipes ou des écarts salariaux difficilement justifiables. Sa prescription pour le réseau de la santéSon ordonnance pourrait contenir 250 items, mais le Dr Groulx en met trois particulièrement de l’avant. «Les données, c’est cruel d’en manquer pour savoir ce qu’on fait, pour valider ce qu’on veut faire et pour identifier ce qu’on pourrait faire. C’est en train de changer, mais actuellement, c’est notre plus grande faiblesse. Les meilleurs réseaux de santé au monde s’appuient sur des systèmes d’information intégrés, qui se parlent entre eux et parlent aux citoyens.»Le partenariat avec les patients et le public constitue son second point. «Les patients ont une véritable légitimité dans les recherches et la gestion en santé. Ils ont un savoir expérientiel qui vient compléter le savoir plus spécifique de tous les autres partenaires dans le réseau. Il faut leur faire une place forte, franche, vraie et authentique», affirme le médecin qui se consacre désormais à des projets de partenariat avec les patients au sein de l’Unité de soutien SSA. Cette dernière promeut le concept de système de santé apprenant.Enfin, «on a besoin d’un engagement de la société, des citoyens envers la santé durable qui dépasserait le cadre du MSSS pour faire de la santé quelque chose d’holistique qui concernerait tous les citoyens et tous les ministères. La santé, c’est l’affaire de tous, pas que du MSSS. La première étape de l’engagement de la population demeure à mon sens son éducation. Aujourd’hui, on est trop “maladie centrique”, la prévention et la promotion de la santé sont négligées. Les gens ont besoin de formation pour prévenir les maladies, s’auto soigner et savoir quand consulter».Il est grand le ministère de la vie: incursions et perspectives laïques au cœur du système de santé québécois, Antoine Groulx (110 pages, janvier 2024); disponible en formats papier et numérique.

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