Culpabilité confirmée, amende minorée pour un ophtalmologiste

Reconnu coupable en juillet 2019 par le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec (CMQ) puis condamné quatre mois plus tard à une amende exemplaire de 62 500$, le Dr John Chanchiang Chen vient d’obtenir partiellement gain de cause devant le Tribunal des professions. Celui-ci a maintenu la culpabilité de l’ophtalmologiste pour avoir facturé des frais accessoires «disproportionnés» à ses patients, mais il a réduit le montant de son amende à 12 500$.Les frais en question ont été payés par 1267 patients qui l’ont consulté entre avril et décembre 2016 à sa clinique privée, l’Institut de la rétine de Montréal, située à Westmount. À leur arrivée, chacun devait payer 40$ pour recevoir des gouttes ophtalmiques (Mydriacyl 1%, Mydfrin 2.5% et Flurox). Devant le Conseil de discipline, le Dr Chen a expliqué que «ces médicaments en gouttes oculaires font partie intégrante d’une pratique de la rétine», sa surspécialité, et que tous ses patients «doivent être dilatés à chaque visite» afin qu’il puisse leur prodiguer des soins adéquats.S’ils ont été abolis en janvier 2017, il régnait préalablement un certain flou réglementaire autour des frais accessoires qui étaient alors facturés par l’ensemble des médecins du Québec, avec l’aval de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) et de l’Association des médecins ophtalmologistes du Québec (AMOQ). La grille tarifaire de cette dernière suggérait toutefois un montant de 10 à 20$ pour les frais de gouttes ophtalmiques.L’entrée en vigueur le 7 janvier 2015 du nouvel article 76 du Code de déontologie des médecins visait quelque part à encadrer cette pratique. Son deuxième alinéa stipule en effet qu’un clinicien ne peut pas «réclamer des montants disproportionnés en paiement de fournitures médicales nécessaires aux traitements qu’il administre.» Dans une infolettre publiée le 10 mars 2015, le CMQ précisait à ses membres les éléments à prendre en compte pour calculer le coût d’un médicament: «Il est recommandé aux médecins de demander des frais qui correspondent au prix coûtant des fournitures médicales, notamment les attelles ou les médicaments. Dans la majorité des situations cliniques, en cabinet de consultation, les frais additionnels au prix coûtant de la fourniture médicale seront négligeables.»De 5,7 à 7,1 fois le prix coûtantPour déterminer si les frais de 40$ exigés par le Dr Chen étaient proportionnés, le Conseil de discipline s’est basé sur le prix d’achat des bouteilles de Mydriacyl, de Mydfrin et de Flurox. Sachant que chacune d’elle permet de traiter de 40 à 50 patients, selon le témoignage de l’ophtalmologiste, le Conseil a établi que le prix coûtant des gouttes variait de 5,66$ à 7,07$ par patient. Ainsi les patients du Dr Chen payaient à chaque visite un montant de 5,7 à 7,1 fois le prix coûtant de leurs gouttes. En fin de compte, «la somme de 40$ représente un montant disproportionné au prix coûtant des gouttes instillées», a conclu le Conseil qui a reconnu le spécialiste coupable d’avoir contrevenu aux dispositions de l’article 76 de son code de déontologie, de même qu’à l’article 59.2 du Code des professions en commettant «un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession».En outre, ses pairs ont également statué que l’ophtalmologiste a enfreint l’article 63 du Code de déontologie des médecins en se plaçant en conflit d’intérêts. Le clinicien a en effet témoigné que les 40$ qu’il exigeait de ses patients servaient au paiement des gouttes, mais également à payer les frais afférents à sa clinique tels les salaires du personnel, le loyer, l’achat d’équipement hautement spécialisé et son entretien. Selon lui, il ne tirait aucun revenu personnel de ces frais accessoires, et sans eux, il aurait dû fermer sa clinique.Pour le Conseil, «la situation décrite par la preuve où le patient paie une somme de 40$ pour des gouttes ophtalmiques alors que (le Dr Chen), sous le couvert de frais de gouttes, sait qu’il utilisera cette somme à des fins de frais afférents à la gestion de sa clinique le place en situation de conflit d’intérêts à l’égard de ses patients et affecte son intégrité et sa loyauté envers ces derniers.»Calculs incompletsDevant le Tribunal des professions, l’ophtalmologiste a repris les arguments qu’il avait avancés lors des audiences du Conseil de discipline. D’après lui, ce dernier s’est trompé en utilisant comme norme de référence le prix coûtant des gouttes. Au-delà de leur coût d’acquisition, il aurait dû «tenir compte des dépenses permettant d’offrir les services professionnels nécessaires à leur administration» (location des locaux, achat des équipements et salaires des employés). Il ajoute qu’il ne retirait aucun salaire, dividende ou profit de la facturation des gouttes, donc il ne pouvait pas être en conflit d’intérêts d’autant plus que le syndic du Collège n’a pas prouvé que ces frais ont affecté son jugement dans sa conduite avec ses patients.De plus, le Dr Chen affirme qu’il n’est pas du ressort du Code de déontologie de fixer le montant des frais pouvant être exigés aux patients, cela relevant de la Loi sur l’assurance maladie, et que pour qu’un montant soit disproportionné, la somme réclamée doit procurer au médecin un avantage financier indu ou qui compromet son indépendance, ce qui n’est pas son cas puisque ces frais de 40$ «visaient simplement à éviter des pertes».Lire aussi: Une ophtalmologiste radiée temporairement pour entrave passiveDans leur décision, les juges des professions rappellent que le rôle du Conseil est de déterminer si un geste constitue une infraction déontologique. «Non seulement en a-t-il l’expertise, mais ce rôle est au cœur de sa compétence. Il lui revient donc de déterminer ce qui constitue une infraction à l’article 76 du Code de déontologie», affirment-ils en ajoutant qu’il appartenait donc au Conseil d’établir si les montants facturés par l’ophtalmologiste étaient, ou non, disproportionnés. «Dans cette détermination, l’utilisation du coût des médicaments comme point de départ s’impose par l’évidence, et ce, même si cette notion n’est pas spécifiquement prévue à l’article 76 du Code de déontologie.»«Aucune erreur»À cet égard, le Conseil pouvait faire ses propres calculs, mais il pouvait aussi utiliser comme outils d’interprétation les recommandations du Collège de la FMSQ et de l’AMOQ. «Outre que le Collège a notamment comme mission la protection du public alors que les deux autres associations visent la protection des intérêts de leurs membres, le Conseil n’a commis aucune erreur en n’accordant pas le poids souhaité par (le médecin) à certaines publications», estime le Tribunal en ajoutant que le Conseil n’avait pas non plus à adhérer au plan d’affaires du médecin qui consistait à se servir des frais demandés à ses patients pour éponger les coûts d'opération de sa clinique.Enfin, avec des revenus de 50 000$ pour une période de neuf mois, un montant facturé de cinq à sept fois le coût d’acquisition des gouttes et sa volonté d’utiliser ce service afin de financer une partie des dépenses de sa clinique, «il devient difficile de ne pas conclure que (le Dr Chen) s’est placé dans une situation qui a compromis son indépendance professionnelle et son obligation d’agir avec désintéressement», observe le Tribunal des professions qui ne voit «aucune erreur» dans la décision de culpabilité du Conseil.En revanche, le Tribunal modifie la sanction imposée au médecin. En considérant que ses gestes «sont réfléchis et prémédités», que sa conduite est «très grave», qu’elle «porte ombrage à l’ensemble de la profession» et que son risque de récidive est «élevé», le Conseil a voulu envoyer un «message clair aux membres de la profession» en lui infligeant une sanction «exemplaire», soit une amende de 62 500$, montant maximal prévu par l’article 156 du Code des professions, modifié en juin 2017.Lire aussi: Frais accessoires: un ophtalmologiste reçoit une amende de 62 500$Le Dr Chen considérait cette amende «excessive, disproportionnée et déraisonnable» et qu’elle résultait des nombreuses erreurs d’appréciation du Conseil quant à sa culpabilité. Il contestait notamment le caractère répétitif de son infraction. Celle-ci se rattachant à un service, «elle ne pouvait qu’être répétée dans le temps, ce qui n’en fait pas un facteur aggravant».Infraction systémiqueLe Tribunal des professions ne partage pas cet avis. «Le nombre de factures (1267 en preuve) établit non seulement le caractère répétitif de l’infraction, mais également sa nature systémique et sa durée. Il y a là, très certainement, un facteur aggravant.» De plus, sa décision souligne que la sévérité de la sanction du Conseil tient compte d’un antécédent disciplinaire «en semblable matière et force est de constater que la première amende de 5000$ a eu peu d’effet pour dissuader (le Dr Chen) dans son objectif de commercialiser sa pratique».Cela dit, le Tribunal note que les faits qui lui sont reprochés se déroulent avant la modification apportée à l’article 156 du Code des professions qui a porté l’amende maximale de 12 500$ à 65 000$. Compte tenu de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec, qui a établi que le principe de non-rétroactivité devait s’appliquer, le Tribunal décide d’imposer au médecin «l’amende maximale telle qu’elle était prévue à l’époque de la commission des infractions, en 2016.»

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