Carl Gustav Jung, ou l’art de marier les contraires: Le Dr Daniel Bordeleau, médecin et psychanalyste

Peu de cliniciens s’inspirent, au Québec, des idées de Carl Gustav Jung (1875-1961). Une dizaine d’analystes tout au plus, dont le Dr Daniel Bordeleau*, seul médecin du groupe. Ils auront leur heure de visibilité avec la tenue, cet été, à Montréal, du congrès de l’Association internationale de psychologie analytique (IAAP). Le 20e siècle a été freudien. Le 21e siècle sera-t-il jungien ?Pourquoi cette discrétion entourant Jung, pourtant l’un des piliers de la psychologie moderne ?Parce que ce médecin-philosophe n’est pas facile d’accès, ses écrits ne donnant aucune recette. Il ne voulait pas qu’on prenne ses idées telles quelles, mais qu’on les examine à partir de notre propre expérience clinique. Pas question donc de répéter les paroles d’un maître, mais d’enrichir l’héritage commun par un apport personnel, comme la génération qui suit améliore le produit de celle qui l’a précédée. En ce sens, même Jung n’était pas jungien.Comment en êtes-vous venu à « faire du Jung à la Bordeleau » ?Je fais confiance à mon intuition, à ce monde intérieur qui nous parle habituellement par des images et des sensations. C’est elle qui m’a guidé là où je suis. J’ai ressenti un jour l’urgence d’entrer dans une librairie. J’y ai acheté un petit livre bleu, sans trop savoir pourquoi. Il s’intitulait La psychologie du transfert. C’était en 1985. Le déclic !Que représente Jung pour vous ?Il est comme un puits de lumière dans ma pratique psychiatrique et mon évolution personnelle. Il n’éclaire pas tout certes, et ne règle pas non plus les problèmes. Le travail du psy consiste à éclairer au mieux la situation, qu’il appartient ensuite au patient de résoudre. Je privilégie une approche bio-psycho-spirituelle, mais un spirituel bien ancré dans la réalité, alors que nombre de mes patients, eux, ont malheureusement décroché de la réalité consensuelle.Mais pourquoi avez-vous « cliqué » ?Parce que la pensée jungienne tient en haute estime l’être humain, ce qui me convient. Elle a une vision évolutive de la personne, qui ne reste pas enferrée dans un passé et une causalité qu’elle ne peut changer. Jung ouvre sur l’avenir, l’homme n’étant l’esclave obligé d’un déterminisme ni biologique ni historique ni économique, bien que tous ces déterminismes constituent souvent autant d’obstacles à surmonter sur le chemin de l’individuation. La notion d’individuation est ce qui m’attire le plus chez Jung.Pouvez-vous la résumer ?Tout être est porté vers une évolution; lorsqu’il vit cela avec conscience, il se met en marche le long de la voie de l’individuation. Ce terme exprime le désir de devenir « in-dividu », c’est-à-dire entier, de retrouver son unité. Pour nous guider dans ce « processus d’individuation », il s’agit de décoder, de déchiffrer les messages, les signes de l’inconscient : un rêve, une intuition, une rencontre, un événement, etc. L’unité proposée par Jung est aussi appelée « union des contraires », « conjonction des opposés » (Mysterium conjunctionis). Ce mariage des opposés figure au cœur des idées de Jung, bien que ne lui appartenant pas en propre. Le processus d’individuation n’est pas un but en soi, il est notre chemin de vie même. Cette vision de l’être humain en évolution et qui intègre en lui des éléments opposés me parle au plus haut point.Pouvez-vous donner un exemple ?L’exemple le plus parlant de l’union des contraires, c’est l’enfant. Personne ne peut être le fils ou la fille d’un couple d’identiques, l’enfant naissant du mariage des opposés, son père et sa mère.La vie nous donne bien des occasions de résoudre les contraires pour avancer. Le chemin d’individuation passe notamment par une intégration en nous du Masculin et du Féminin, chaque sexe portant en lui la contrepartie psychique de l’autre. Sauf erreur, Jung est l’un des rares médecins à avoir réfléchi à l’incidence qu’a cette réalité sur les relations hommes-femmes, par exemple.Si l’on parle de « processus » d’individuation, c’est que rien n’est jamais acquis...Il ne s’agit donc pas de viser une perfection abstraite, en effet, mais de chercher à devenir plus complet. Les polarités se marient et se démarient constamment, l’union des contraires étant un processus perpétuel. Chacun se prépare, avec plus ou moins de bonheur, à l’union des différentes parties de soi.Que se passe-t-il s’il y a échec dans l’union des opposés ?Alors prévaut l’unilatéralité, la pensée clivée, avec tous ses dangers. Chaque partie qui élimine l’autre aspect porte en elle les germes de sa destruction. Pour prendre un exemple « macro », le communisme laissé à lui-même a implosé; le capitalisme financier, laissé sans surveillance, tend à s’autodétruire. On a vu en 2008 les grands apôtres du tout-privé quêter, pour survivre, l’aide de leur contraire, le collectif, l’État.Pouvez-vous prendre un exemple dans le milieu de la santé ?À l’hôpital, avec les logiques clinique et administrative. Si on se cantonne au seul pouvoir administratif, les patients, vus comme des dépenses, ne recevront pas leur dû. Si on laisse le pouvoir aux seuls intervenants, ils feront « sauter la baraque », car ils ne tiendront pas compte des ressources limitées, du coût des choses, etc.L’équilibre n’est jamais acquis et résulte d’une saine tension entre les contraires, chacun faisant contrepoids aux potentiels excès de l’autre. Chercher à enlever l’un des deux, c’est courir à l’échec. Nos démocraties reposent sur ce système binaire du parti au pouvoir et de l’opposition. Sans cette dualité, c’est la tyrannie ou le chaos.Mais tenter d’unir les contraires n’est pas une position facile...Non, car elle oblige à saisir l’ensemble des possibilités, et pas juste une seule option, avec tout l’inconfort que cela entraîne. C’est plus sécurisant d’être « pour » ou « contre » l’avortement, l’euthanasie, etc. que de porter en soi les diverses facettes de ces questions qui nous divisent. Celui qui reste dans l’idéologie sans nuance, épousant à fond une cause qui l’aveugle, n’a manifestement pas appris à marier les contraires.Comment se traduit l’apport jungien en clinique ?Nous voyons dans le symptôme une voix qui « parle » au patient et nous essayons de trouver avec lui le message. Ce qui ne parvient pas à la conscience, expliquait Jung, nous revient comme le poids du destin, de l’extérieur. Autrement dit, cette maladie de peau, cette dépression, que vient-elle me dire à cette étape de mon chemin de vie ?Pas question d’écraser au plus vite le symptôme ou de chercher à le réduire. Il s’agit plutôt de le faire parler, de le rendre profitable pour le patient. La perspective jungienne apporte, par exemple, une compréhension de l’expérience psychotique fort utile en clinique; ce sera l’objet de la présentation que je ferai au congrès de l’IAAP en août prochain (voir encadré ci-dessous).Congrès international sur JungLe 18e Congrès international de psychologie analytique se déroulera du 22 au 27 août 2010, à Montréal, sur le thème « Confronter la réalité : psyché, nature, culture ». Ouvert aux intervenants en relation d’aide de toute école de pensée.Pour information : Association des psychanalystes jungiens du Québec : www.apjq.orgN’a-t-on pas tendance à « pathologiser » les diverses étapes de la vie ?Préoccupante, cette propension de la psychiatrie à « pathologiser » toutes les étapes d’une biographie. C’est l’inconvénient de ne considérer que la sémiologie. Travailler, par contre, avec le matériel symbolique que nous apporte le patient est certes moins vendeur et plus complexe, mais autrement plus satisfaisant. Il faut distinguer la sémiologie, qui voit un signe là où la symbologie cherche une signification. Le DSM, par exemple, c’est de la sémiologie. C’est toute la différence entre deux perspectives, celle du développement personnel et celle de la lutte aux symptômes.Il existe un certain débat sur les limites des données probantes. Qu’en pensez-vous ?Ce débat est sain. Si l’on ne peut pas se fier aux données probantes pour tout, cela va nous ramener à l’art de la médecine. Au clinicien de décider de l’outil qui peut répondre au mieux aux besoins de la personne unique qu’il a devant lui, pas juste lui fournir une réponse basée sur des statistiques. Par son côté définitif et prévisible, la donnée probante clôt le débat, ce qui, en psychologie et en psychiatrie, peut être dangereux. Dans ces domaines, il faut accepter d’errer parfois, de sembler aller dans tous les sens et nulle part, même si c’est inconfortable pour le clinicien. Il y a une place, je crois, pour le point de vue jungien dans la réalité clinique.* Omnnipraticien et psychanalyste à l’Hôpital Louis-H.-Lafontaine. Son prochain livre, Les personnages de contes de fées en nous, sera disponible cet automne.Red BookL’ouvrage n’était pas destiné à la publication. Mais avec l’accord des héritiers de Carl Gustav Jung, le Red Book de Jung a récemment quitté les coffres d’une banque zurichoise pour gagner le domaine public. Le livre illustre le dialogue du psychiatre suisse avec son inconscient.Calligraphié en lettres gothiques et peint par Carl Jung lui-même, le Red Book est disponible, accompagné de sa traduction anglaise. « The Holy Grail of the Unconscious », titrait à son sujet le New York Times Magazine du20 septembre dernier.Le Red Book est un exemple d’imagination active (à l’inverse des « imaginations fixes » qui, au même moment, mettaient le monde à feu et à sang au siècle dernier : la croix gammée, le buste ou la statue de Lénine ou de Staline, Le Petit Livre rouge, de Mao....).Le congrès de Montréal évoquera le Red Book de Jung. On n’en prévoit pas pour l’heure la traduction française.

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