Annonce ministérielle sur les IPS: des médecins de famille dubitatifs

«Une mesure cosmétique»; «de la poudre aux yeux»; «du bidon à 200%». Les médecins de famille consultés par ProfessionSanté.ca sont résolument sceptiques vis-à-vis de l’annonce du ministre de la Santé Christian Dubé, jeudi dernier, au sujet des infirmières praticiennes spécialisées en soins de première ligne (IPSPL). Depuis lundi, celles qui pratiquent dans les cliniques d’IPS sont autorisées à inscrire et à prendre en charge des patients figurant au guichet d’accès à un médecin de famille (GAMF), en toute autonomie. En termes policés, le président du Collège québécois des médecins de famille (CQMF), le Dr Alain Papineau, rappelle que les IPSPL assurent déjà des suivis au long cours, notamment dans les GMF et les GMF-U. «La mesure annoncée est davantage une mesure administrative permettant l’inscription par les IPSPL. En ce sens, je ne crois pas que ça changera beaucoup la donne, mais ça reste à évaluer», observe-t-il.Omnipraticien en retraite partielle, le Dr Michel Breton est plus courroucé que son confrère. Il réfère à la célèbre formule de Winston Churchill, l’ancien premier ministre britannique, qui affirmait qu’«il existe dans la vie trois types de mensonges: les mensonges, les gros mensonges … et les statistiques.» Selon l’ex-président de l’Association des médecins omnipraticiens de Laval, l’annonce de jeudi «ne changera strictement rien à la réalité sur le terrain. (Elle) ne crée pas de nouvelles ressources, elle ne fait que changer les chiffres». En donnant la possibilité aux IPSPL d’inscrire à leur caseload des patients sur le GAMF, «le ministre va pouvoir dire “regardez, on a de belles statistiques, on a réduit la liste d’attente, la situation s’améliore”, alors que dans les faits, il n’y aura aucun changement. Faut vraiment être naïf pour croire à cela», s’emporte le Dr Breton.Lors d’une mêlée de presse dans les couloirs de l’Assemblée nationale, Christian Dubé a déclaré jeudi s’attendre à ce que chaque IPSPL participante prenne en charge entre 250 et 800 patients. Dans l’immédiat, la mesure ne devrait donc avoir qu’un effet minime sur le GAMF puisqu’elle ne concerne qu’une petite quarantaine de professionnelles travaillant dans l’une des 11 cliniques d’IPS en service à travers la province (huit autres devraient ouvrir d’ici la fin de l’année). À terme, le ministre de la Santé escompte que les IPSPL œuvrant en GMF embarquent également, sachant que celles-ci contribuent déjà aux inscriptions collectives en y prenant en charge des patients diabétiques, hypertendus, asthmatiques, etc.Selon la dernière enquête sur les conditions de travail des IPS, menée en 2022 par l’Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ), les IPSPL ont un «caseload» moyen de 337 patients. Un chiffre qui varie selon leur expérience, de 177 patients pour les débutantes à 480 pour celles ayant cinq ans d’ancienneté.«Il y a 10 ans, cette annonce aurait constitué une révolution», considère la Dre Isabelle Leblanc. «Mais dans le fond, étant donné qu’aujourd’hui les IPSPL suivent déjà des patients, cela ne va pas soulager les médecins de famille», estime la présidente des Médecins québécois pour le régime public (MQRP), qui se demande aussi si c’est la meilleure avenue pour améliorer l’accès au réseau de la santé. «Plus on y réfléchit, plus on trouve que l’inscription individuelle à un professionnel de la santé n’est pas une bonne idée. Ne va-t-on pas entretenir les silos entre les patients inscrits et les non-inscrits?» interroge-t-elle. L’omnipraticienne au GMF-U de l’hôpital St-Mary, à Montréal, se questionne aussi sur les intentions de Christian Dubé. «Les IPSPL vont-elles se retrouver dans la même situation que les médecins de famille, à subir de la pression pour inscrire des patients ? Et quelles obligations vont venir avec? Cela pourrait avoir un impact sur leur choix de pratiquer dans le réseau public», redoute-t-elle en constatant un certain exode des IPS vers le privé.Collaboration appréciéeLe sondage en ligne réalisé par ProfessionSanté.ca à la suite de l’annonce de jeudi dernier montre qu’une majorité de cliniciens (63%) voient d’un bon œil que les IPSPL puissent inscrire des patients inscrits au GAMF. «Ce sont des joueurs importants pour donner plus de services à la population. On en aimerait davantage dans les GMF. Plus il y a de collaboration entre les médecins de famille et les IPS, plus on pourra rendre des services de meilleure qualité», indique la Dre Lyne Couture. La présidente de l’Association des médecins omnipraticiens de Laurentides–Lanaudière (AMOLL) signale que cette collaboration peut prendre plusieurs formes. Prise en charge partagée, suivi autonome, «il y a plein de façons de procéder et c’est sain qu’il en soit ainsi pour s’adapter aux réalités des populations qu’on dessert en fonction de nos champs de pratique respectifs».Lire aussi: Interdisciplinarité: pas assez loin, pas assez vite, selon les praticiensSoulignant lui aussi que la collaboration avec les IPS «s’est avérée bénéfique à plusieurs égards», le Dr Papineau ajoute que «les médecins de famille savent depuis longtemps que seuls, ils et elles ne peuvent pas assurer l’ensemble des services de soins primaires en plus d’assurer les services de deuxième ligne». Le président du CQMF pense toutefois que des trajectoires de soins devront être mises en place entre omnipraticiens et IPSPL, tout en mentionnant qu’il s’agit d’une question assez complexe. «On ne pourra pas y répondre avant d’avoir recueilli, entre autres, des données probantes comparatives sur la valeur ajoutée du modèle actuel de travail des IPSPL et des médecins de famille pour le réseau de santé québécois - coûts/bénéfices - de même que pour l’expérience-patient. Au bout du compte, on veut que la trajectoire patient soit la plus facilitée et la plus agréable possible», tout en tirant le meilleur de chacune des professions au bénéfice de la personne soignée.La Dre Leblanc est également d’avis qu’il faut réfléchir à des corridors d’accès aux médecins de famille pour éviter que ces derniers ne se fassent court-circuiter. «Les IPS ont tendance à référer plus rapidement aux spécialistes. On risque de perdre un peu la notion de première ligne où les médecins de famille sont capables de gérer des situations complexes», craint-elle en prenant l’exemple d’un électrocardiogramme qui peut inquiéter une IPS et l’amener à solliciter un cardiologue, alors qu’on omnipraticien pourrait intervenir. «Ce sont des enjeux fins», admet la médecin, «mais il faut les adresser et penser à des mécanismes pour ne pas engorger le CRDS [centre de répartition des demandes de services, NDLR].Propos malheureux du ministreSi le fond de l’annonce du ministre de la Santé ne pose pas problème à la Dre Couture, sa forme la dérange profondément. Christian Dubé a déclaré que les patients dirigés vers une IPS n’ont pas à craindre de recevoir des soins de moins bonne qualité, puisque «95% des cas qui sont présentés devant une infirmière spécialisée n’ont pas besoin d’un médecin. J’appelle ça les petits bobos de tous les jours. Je ne veux pas être réducteur, mais 95% des cas n’ont pas besoin d’un médecin», a-t-il ajouté.«Ces 95%, c’est ce qui fait le plus mal. Les médecins ont pris une gifle au visage», juge la présidente de l’AMOLL. Elle ne pense pas que le ministre était mal intentionné, «mais ça reste une déclaration malheureuse, qui n’était pas nécessaire et qui montre une nouvelle fois qu’il manque de connaissance sur notre travail de médecin de famille.» Quant aux «petits bobos» pris en charge par les IPS, «ça aussi, ç’a été mal reçu par nos collègues infirmières», note la Dre Couture.Au 31 mars 2023, le Québec comptait 1314 IPS, dont 945 spécialisées en soins de première ligne. Du côté des patients, le risque de confusion est plausible, car ils risquent d’avoir de la difficulté à savoir vers quel professionnel de la santé se tourner. «Ce n’est pas toujours facile pour une patiente ou un patient de voir une autre personne que son médecin de famille avec qui un lien de confiance s’est développé. Il y aura donc beaucoup d’enseignement à faire de ce côté», convient le Dr Papineau. Il ajoute que les patients devront être rassurés qu’ils pourront toujours consulter leur médecin de famille, si nécessaire, mais «si on définit bien les rôles de chacune et chacun au sein de l’équipe de soins, ce sera plus fluide, et cela, au bénéfice de toutes et tous».

Annonce ministérielle sur les IPS: des médecins de famille dubitatifs

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes