3-2 Canadien, avec 20 secondes à jouer à l’urgence

Billet repris de L'actualité.com, publié le 9 mai 2014*La tension est à son comble. Les yeux sont rivés sur l’écran. Chacun retient son souffle, que certains ont pourtant court. Les Bruins vont-ils refaire le coup de la deuxième partie et créer l’égalité?J’ai alors sorti la petite bouteille de la salle de triage: «Nitro, quelqu’un?».Tous se sont retournés vers moi en rigolant. «Non merci! — O.K., mais gênez-vous pas, hein. C’est la maison qui offre.» Sans compter que j’avais quelques craintes véritables d’en voir un se taper une vraie crise d’angine — on ne sait jamais…Bien accrochés à leur poteau de solutés, en jaquette bleue, les patients — surtout des hommes — et quelques patientes se sont alors retournés vers l’écran, parce que la mise au jeu allait avoir lieu. «Attention aux émotions, quand même, y a des cardiaques ici.» Puis, la rondelle a été relancée.«Hey, il serait temps que l’hôpital achète une plus grosse TV», a lancé un amateur passionné, âgé dans la quarantaine. Je ne pouvais qu’être d’accord: notre vieille télévision cathodique ne fait pas le poids pour un match de séries. «On va travailler là-dessus.»Vous connaissez la suite: but dans un filet désert. 4-2, le Canadien a pris l’avance dans la série, mardi soir. Et la tension a baissé d’un cran dans la salle d’attente de l’urgence. J’ai donc appelé le prochain patient à voir. Il n’en restait que deux — sans doute les autres allaient-ils arriver en masse après la fin de la partie.Les dernières secondes se sont écoulées, puis la dizaine de patients se sont levés et ont marché plus ou moins péniblement, selon leur état, vers leur civière respective, un lieu nettement moins rigolo que la salle d’attente. Certains ont été rebranchés à leur moniteur cardiaque, autre sorte de télévision où il se passe aussi parfois beaucoup de choses — mais tellement moins intéressantes.Avant d’aller voir mon patient, prenant son dossier en passant, je me suis rendu jusqu’au micro de l’urgence: «Attention, attention. Nous avons le plaisir de vous annoncer une victoire du Canadien, au compte de 4 à 2. Merci et bonne fin de soirée.»Cette victoire n’était d’ailleurs pas surprenante, puisque nous l’avions préparée dans la journée, en interdisant au microbiologiste Richard Marchand — qu’on connait aussi sous le nom de Cauchemar des microbes — d’écouter le match. Le cardiologue Jean-Lucien Rouleau l’avait d’ailleurs contacté à ma demande en fin d’après-midi, pour lui signifier de se tenir loin des écrans.Venant du Dr Rouleau, qui pouvait bien s’obstiner ? Pas seulement parce que c’est l’ex-doyen de la faculté de médecine de l’Université de Montréal, mais surtout parce que c’est le cardiologue de Mme Ginette Reno, rien de moins — à qui il avait non seulement donné l’autorisation de chanter l’hymne national ce soir-là, mais le lui avait même prescrit, comme on le constate de manière irréfutable sur cette vidéo! On ne résiste pas non plus à une prescription du Dr Rouleau. Et Ginette a chanté à nouveau.De son propre aveu, le seul fait, pour le Dr Marchand, d’écouter un match du CH entraîne immanquablement la défaite. De sorte que sa famille élargie — de ses enfants jusqu’au beau-frère — lui interdit toute écoute et l’appelle même pour s’en assurer, du moins durant les matchs importants. Lorsque je lui ai fait remarquer que ce n’était pas très scientifique comme explication, il n’a rien répondu. Qui oserait contester l’évidence?Les patients trop instables de la section civière de l’urgence, qui n’avaient pu assister au match, ont apprécié que je donne une ou deux fois le score au micro, me transformant du coup en annonceur maison. Même le pauvre patient du A7 a souri de contentement à l’annonce du troisième but du Canadien, lui qui a souffert d’un gros infarctus pour n’avoir pas écouté sa femme une semaine plus tôt — mal lui en prit.En début de match, un homme dans la quarantaine, justement arrivé avec un énorme infarctus pendant l’hymne national chanté par Ginette Reno, était tout content que je lui donne le score à mi-temps de la première, alors qu’il quittait l’urgence pour aller passer un cathéter d’urgence. Tout ça après avoir été stabilisé et complètement soulagé de ses douleurs grâce à une perfusion de nitro et, surtout, quelques milligrammes de morphine — qui avaient visiblement rehaussé son enthousiasme pour le Canadien. Ginette a dû lui porter chance aussi; en tout cas, tout s’est très bien passé.Vous pensez qu’à l’urgence, tout le monde a la face longue et ne s’intéresse même plus au hockey? C’est le commentaire qu’une dame m’a fait sur Facebook, alors qu’en soupant un peu tardivement aux sushis, comme d’habitude, je racontais des bribes de cette soirée sportive à l’hôpital. «Être à l’urgence en grande douleur et souffrance, j’suis pas sûre qu’on ait le goût de faire hahaha. J’avoue que ça me dérange ce que je lis ici. Je dirais même que ça me trouble.»Pourtant, il ne faut pas se méprendre: l’humour a sa place à l’urgence, bien au contraire. Je ne connais rien de plus salvateur, pour un patient angoissé et souffrant, que de se détendre en arrivant à rire un peu ou, au moins, à tenter un petit sourire. Accompagnant les rires, il y a le relâchement réconfortant des endorphines et une baisse manifeste de l’anxiété — et, souvent, de la douleur.Au contraire, dans la mesure où c’est possible, utilisons le rire, les distractions, les quiproquos et le hockey, sûrement. Je me souviendra toujours du visage «relax» des patients de la salle d’attente accrochés à leurs poteaux quand j’ai pris, de manière ostentatoire, le pouls d’un patient un peu trop émotif.C’est comme à Noël: je n’hésite jamais, quand je travaille le soir du 24 décembre, à ouvrir une bouteille pour les quelques patients alités et à leur offrir un petit verre, alors qu’ils sont pris avec nous, souvent loin de leur famille. Du reste, c’est de la médecine aussi: un verre de vin par jour diminue les risques de crise cardiaque, c’est bien connu.Mardi soir, il y avait aussi un sentiment évident de connivence, engendré par l’écoute communautaire du match de hockey — une activité tout à fait réconfortante lorsqu’on passe la soirée seul sur une civière de l’urgence, surtout branché à un écran où il n’y a que des lignes de couleur.Comme nous avons tous grandi en écoutant du hockey, un peu de cet esprit planait à l’urgence, mardi soir, je vous le jure. Moi qui n’écoute pratiquement plus le hockey, sauf les matchs importants des séries, je me suis retrouvé plongé dans mon enfance, alors que Steve Shutt avait compté avec 22 secondes avant la fin et que le Canadien avait vaincu… je ne sais plus quelle équipe 6 à 5. Les Blues? En tout cas, Guy Lafleur avait eu la première étoile, j’en suis presque certain.C’était dans les années 1970, la seule fois où je suis allé au hockey avec mon père, qui est décédé il y a quatre ans. Nous étions dans les bleus, quelque part au bout de la patinoire, bien en haut. J’avais partagé mon pop-corn avec lui et bu une orangeade. Quand je suis retourné au chevet de mon vieux patient, dans la salle du fond, j’ai pensé à lui. C’était le bon temps.

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Derrière ce blogue:

Alain Vadeboncoeur